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Posted by late4antiquity on October 4, 2008

CONSCIENCE DE LA CRISE, GROUPEMENTS DE PRESSION, IDÉOLOGIE DU BENEFICIUM : L’ÉTAT IMPÉRIAL TARDIF POUVAIT-IL SE RÉFORMER ?*

GIOVANNI ALBERTO CECCONI

À la mémoire d’Elisa Lucarelli

Consciousness of the crisis, lobbies and beneficial ideology: was the Roman Imperial State capable of reforms?

This study aims at describing significant aspects of the late Roman public administration at workand interpreting in terms of a holistic pattern the relations between theory (principles which ruledthe legal institutions; social expectancies) and governmental practice (decisional processes and theiactors; enforcement of the actual legislation and its fluctuations). More attention has been given to thwestern situation during the IVth and Vth centuries, but useful elements of comparison and additionainformation have been equally drawn from the protobyzantine context.

Central to the enquiry is the piling up of those causes that obstructed – to the point where thebecame unfeasible – reforms that would have been radical enough to improve the efficiency of thepublic policies, whose inadequacy was discerned by significant areas of the then existing society, tbegin with the repercussions which could be ascertained in the assessment of fiscal duties. As muchwith regard to the criteria for selecting officials as, essentially, on the grounds of growing grants oimmunity, exemptions, privileges of all kinds to individuals and to whole categories, the Roman systesuffered from tensions, short circuits, and was eventually deadlocked, notwithstanding some crediblattempts at overture, mainly visible at some stages of Valentinian III’s reign.

The symptoms of a Reformstau, a phenomenon of significant implication for deciphering administrative history (including the late antique one), which eventually had repercussions on a social systeyet seriously affected by economic and organizational difficulties, showed itself in – and becomeunderstandable by – the dynamics of political power allotment, taking into account, on the one handthe role played by the lobbies interested in defending established rights, on the other hand, the plethorof state apparatuses out of proportion with collective possibilities – and perhaps even necessities –and, lastly, the limits dictated by widespread mental structures, among which the imperial “beneficiaideology”. [Author, translated by Redaction]

* J’ai commencé à affronter ce sujet en 1998 ; une version sensiblement différente et très réduite par rapport à la version actuelle a été lue, faute de pouvoir y participer, au colloque de Los Angeles (UCLAsur Elites in Late Antiquityde février 1999, mais elle n’a pas trouvé place dans la sélection des contributions à ce colloque publiée dans Arethusa, 33, 2000 (Elites in Late Antiquity). Durant une longue période, j’ai à peu près complètement abandonné la question, me limitant à rassembler un supplément de pistes de réflexion et de matériaux, dans l’attente de trouver une occasion pour la reprendre en main et tenter d’atteindre un niveau d’élaboration suffisamment rigoureux. En fonction d’un séminaire tenu par moi à l’EHESS (Centre Louis Gernet) le 2 avril 2004 (sous un titre très semblable à celui de la présente contribution) dans le cadre des cycles de conférences organisés par Jean-Michel Carrié, je l’ai repensé et j’ai finalement décidé de le donner à l’impression dans une forme assez proche de celle de la rencontre parisienne. Je remercie plus particulièrement Claudia Moatti pour ses suggestions et, une fois encore, Jean-Michel Carrié pour avoir tenu à se charger personnellement de la traduction. Un motif de circonstance fait que, même sans l’avoir connue personnellement, je désirerais dédier ce travail à la mémoire d’Elisa, son épouse.

Abréviations : Jones, LRE = A.H.M. Jones, The Later Roman Empire, A.D. 284-602, 3 vol., Oxford, 1964. — Kelly, Corruption = Kelly, Corruption and Bureaucracy in the Later Roman Empire, Diss. Cambridge, 1993. —Kelly, Ruling = C. Kelly, Ruling the Later Roman Empire, Cambridge Mass.-Londres, 2004. — Veyne, Clientèle et corruption = P. Veyne, Clientèle et corruption au service de l’État : la vénalité des offices dans le Bas-Empire romain, in Annales ESC, 36, 1981, p. 339-360. [La traduction française des textes pour lesquels il n’en existait pas est l’œuvre commune de l’auteur et de la Rédaction]

À partir de la moitié du IVe siècle les voix d’observateurs de la société tardo-impérialedemandant des interventions publiques capables de modifier des secteurs-clefs de l’État impérial romain tardif se firent entendre d’une façon plutôt insistante. Même chez les représentants des couches sociales supérieures nous voyons poindre l’insatisfaction : certes, bien souvent, dans la mesure où ceux-ci voyaient leurs rentes de situation menacées, mais parfois aussi comme expression de sentiments plus largement répandus dans la population ; telles devaient être, effectivement, les humeurs dominantes, le “climat d’opinion”, dont le repérage, le décodage et l’écoute de la part des autorités impériales, fût-ce dans les limites pratiques de la communication de l’époque, ne pouvaient pas ne pas avoir d’influence sur les choix de gouvernement. Reste hors de question l’organisation de mouvements cohérents d’opinion et de protestation, qui constituent une vraie rareté pour l’ensemble du monde antique2.

Les empereurs, dont l’autorité était soumise à de puissants conditionnements et à des pressions continuelles, devaient mener à bien leur tâche, incommode, sinon intrinsèquement contradictoire, sur le plan pratique et idéologique, de faire vivre la res publica sans provoquer de fractures sociales et politiques trop mutilantes. Une impasse dont ils ne surent pas, ou n’eurent pas la possibilité de sortir.

Je développerai ici quelques réflexions relatives à la nature de ce qui me semble se présenter comme un phénomène durable de blocage des réformes, d’incapacité des gouvernants de l’empire tardif à élaborer et/ou à mettre en œuvre des politiques publiques d’ample portée et adaptées aux besoins de l’époque. Et cela, bien qu’ils soient parvenus à certains moments à une pleine conscience de l’urgence de mesures “structurales” et du prévisible échec à long terme de mesures conçues comme des réponses à des exigences contingentes, dictées par la volonté de ne pas sacrifier des équilibres et des intérêts solidement établis3.

  1. La préférence donnée à l’emploi de l’expression “empire tardif”, par rapport à celle, plus large, d’ “Antiquité tardive”, reflète la concentration de l’enquête sur des aspects d’histoire administrative impériale tardoromaine et protobyzantine.
  2. Sur le débat pour les définitions possibles du concept d’opinion publique, pour les processus de construction d’une opinion publique (opinion-building, un aspect inexistant dans les réalités antiques) dans les démocraties contemporaines et pour le rapport entre perception d’une opinion publique et choix politiques, voir

V. Price, Public Opinion, Newbury Park (Calif.)-Londres-New Delhi, 1992, à consulter maintenant dans la trad. it. avec adjonctions : L’opinione pubblica, Bologne, 2004 (par ex., p. 33) ;

G. Grossi, L’opinione pubblica, Rome-Bari, 2004, plus clair et compréhensible pour les non spécialistes : voir p. 154-157 sur le « climat de l’opinion » ; cf. également R. K. Merton, Teoria e struttura sociale, trad. it., Bologne, 1970 (Éléments de théorie et de méthode sociologique, trad. fr. Paris, 1966), p. 659-665.

3. Le néologisme allemand correspondant, Reformstau, a connu un grand succès à partir des années ’90 du siècle dernier ; le terme

AnTard, 13, 2005

L’analyse implique une reconstruction de certains aspects et moments de la formation et du recrutement des élites qui remplissaient des activités de gouvernement4. Elle implique également une reconstruction des modalités spécifiques d’exercice de ces mêmes activités, parce que leur caractérisation aide à comprendre la mentalité de ces groupes, les forces qui les soutenaient. Corruption, achat et vente des charges, binôme patronat-clientèle, inégalité des droits, stratification des élites, idéologie paternaliste impériale sont tous des thèmes traités séparément par la recherche historique. Par le présent article, je voudrais contribuer à l’étude des modes d’interaction de ces thèmes dans le cadre du phénomène qui m’intéresse ici.

Il me faut préalablement préciser que, quand j’emploierai des termes tels qu’ “État”, “corruption”, “bureaucratie”, “groupes de pression”, etc., ce sera dans un sens empirique et lié à des exigences pratiques. Bien entendu, l’emploi de ces termes ne me paraît pas devoir préjuger le sens de l’exposé, même s’il ne satisfera pas les exigences théoriques de la recherche en sciences sociales, dont les modèles et la terminologie visent essentiellement l’interprétation et la

Reformstau désigne efficacement la stagnation du processus réformateur, surtout dans le secteur du travail, qu’a rencontré et que continue à rencontrer l’Allemagne (par ex. A. Missiroli, Dove nascono le élites, Milan, 1997, p. 11-12 ; C. Bertram, Die neue deutsche Lethargie, in Die Zeit, 8. 8. 1997) mais qui est également présent dans de nombreux autres pays européens, à commencer par l’Italie et la France. Le réseau diffus des veto croisés de la part deslobbies économiques et des représentants des divers intérêts de classe (s’ajoutant à des conceptions opposées sur les parcours réformateurs à suivre) s’opposent en bloc au changement si nécessaire pour relancer les systèmes politiques et économiques occidentaux, dont les limites et la fragilité sont aujourd’hui particulièrement évidentes. Sur les techniques d’adaptation et sur le “vieillissement des élites “étatiques” dans la France actuelle voir E. N. Suleiman, Les élites en France. Grand corps et grandes écoles, trad. fr. Paris, 1979 ; M. Crozier, La crise de l’intelligence. Essai sur l’impotence des élites à se réformer, Paris, 1995 ; sur les travaux de Suleiman cf. E. C. Page,Burocrazia, amministrazione, politica, trad. it. Bologne, 1990,

p. 177-178.

4. Pour la structuration des élites, un prolongement intéressant des analyses de Pareto (dont elle était l’élève) est l’étude de Maria Kolabinska, La circulation des élites en France. Étude historique depuis la fin du XIe siècle jusqu’à la Grande Révolution, Lausanne, 1912, p. 5-17 ; les élites dans la pensée politique italienne : E. Ripepe, Gli elitisti italiani, 2 vol., Pise, 1974 (pour ce qui touche de plus près au thème de la présente recherche, à savoir la façon différente de comprendre le rôle du mérite comme moyen d’accéder au pouvoir chez Mosca et Pareto, voir Ripepe, ibid., 1, p. 191-192 ; 340) ; cf. en outre G. Sola, Elites, teoria delle, in Enciclopedia delle Scienze Sociali, III, Rome, 1993,

p. 526-538 et, du même auteur, La teoria delle élites, Bologne, 2000; M. Stoppino, Potere ed élites politiche. Saggi sulle teorie, Milan, 2000.

description de sociétés et d’économies modernes5. Dans le cas du mot “corruption”, j’ajoute seulement que je l’emploie pour désigner une série de coutumes sociales et de pratiques sans porternécessairement sur celles-ci des jugements de valeurbien que, à l’occasion, sensibilité (tardo-)antique et sensibilité moderne soient assez voisines à ce propos, par exemple dans l’habitude d’associer à la corruption l’inefficacité administrative et le déshonneur7.

5. Théorie de l’État et monde antique : A. Demandt, Antike Staatsformen. Eine vergleichende Verfassungsgeschichte der Alten Welt, Berlin, 1995, p. 17-24 ; 381-408 ; 437-471 ; 561590 (Das spätantike Dominat) ; U. Walter, Der Begriff des Staates in der griechischen und römische Geschichte, in T. Hantos – G. Lehmann (éd.), Althistorisches Kolloquium aus Anlass des 70. Geburtstags von J. Bleicken, Göttingen, 1996, Stuttgart, 1998, p. 9-28 ; cf. J. E. Lendon, Empire of Honour. The Art of Government in the Roman World, Oxford, 1997. Pour le concept,

S. Breuer, Der Staat. Entstehung, Typen, Organisationsstadien, Reinbek b. Hamburg, 1998 ; une synthèse récente de qualité est

P. P. Portinaro, Stato, Bologne, 1999, en particulier p. 11-45, sur l’historicisation du concept et sur la question, débattue, de savoir si l’État ne peut être que moderne, par définition, et à quel point de vue épistémologique. On trouvera un rassemblement d’études historiques sur l’État moderne dans les volumes édités par E. Rotelli – P. Schiera, Lo stato moderno, Bologne, 1971-1974. Conditionnements et influences sur les autorités politiques, entre théorie et pratique contemporaine (groupes de pression et groupes d’intérêt) : G. Wootton, Interest-groups, trad. fr. Englewood-Cliffs (N. J.), 1970 ; L. Lanzalaco, Gruppi di pressione, in G. Capano – M. Giuliani, Dizionario di politiche pubbliche, Rome, 1996, p. 168-174 ; D. Fisichella, L’altro potere. Tecnocrazia e gruppi di pressione, Rome-Bari, 1997, p. 75-120, en particulier 90-100 ; J. J. Richardson (éd.), Pressure Groups, Oxford, 1993, en particulier l’introduction générale de l’éditeur,

p.
1-15. Cf. aussi J. Meynaud, Les groupes de pression en France, Paris, 1958 et les autres travaux ultérieurs du même auteur ; J.
M.
Denquin, Science politique, Paris, 1985, p. 383-438.
  1. Cf. C. M. Kelly, Corruption, p. 10-13 (avec des observations critiques sur l’historiographie de la corruption comme cause de décadence de l’Empire) ; de ce travail, qui constitue un riche réservoir d’informations, est finalement né le volume de C. Kelly, Ruling the Later Roman Empire, Cambridge Mass.-Londres, 2004, auquel nous ferons avant tout référence dorénavant. Pour un exposé synthétique, voir C. Kelly, Emperors, government and bureaucracy, in The Late Empire A.D. 337-425 (CAH, 13), 1998, p. 138-183. Voir aussi plus loin dans le présent texte. Il serait inutilement long d’énumérer les nombreux travaux sur la corruption tardoantique ; parmi les plus récents je me contenterai de citer K. L. Noethlichs, Bestechung, in RAC, Suppl.-Bd 1, 2000, col. 1042-1088.
  2. En réalité la force de dissolution de la corruption se manifeste sur le plan politique avant même, peut-être, de le faire sur le plan de la “mal-gouvernance” : la corruption, vue comme “mal, impureté” (dans une perspective éthique laïque, ou religieuse) génère des changements de régime, des crises dans les équilibres gouvernementaux, des assassinats politiques.

Les critiques faites au mauvais fonctionnement de la justice, de même que celles qui visaient le système du prélèvement fiscal, s’énonçaient habituellement à travers les clichés répétitifs de l’avidité malhonnête ou de la faiblesse des fonctionnaires et des gouverneurs8. Elles ne se proposaient pas, bien entendu, de réaliser des situations correspondant à la notion moderne de « la loi égale pour tous » : on réclamait plutôt le respect des limites dans lesquelles les inégalités étaient admises selon le sens commun9. Semblables critiques touchaient cependant des “nerfs à vif” plus haut, au sommet de l’appareil d’État. Les administrateurs publics étaient, en effet, des délégués de l’empereur, ils en reflétaient les vertus et étaient la démonstration vivante de sa capacité à nommer avec discernement10. À la base des propositions d’auteurs comme l’Anonyme de rebus bellicis, le Synésius du de regno, les panégyristes impériaux eux-mêmes, Ammien Marcellin, les chrétiens comme Salvien, se trouvaient des souhaits convergents en direction d’une plus grande égalité dans le traitement des individus devant les tribunaux et au regard des obligations. Diverses en étaient les motivations : s’y côtoyaient les aspirations à se faire le conseiller du prince (fondée sur une expérience politico-administrative ou philosophique personnelle), à flatter l’idéologie impériale de l’égalité de traitement des sujets et de l’épanouissement du bien public (un aspect central de mon approche)11, à voir

  1. Parmi les innombrables références qu’on pourrait citer, mis à part les sources législatives, voir De reb. bell.praef. ; Pan. Lat. (éd. Galletier) 11, 1 ; 11, 4 ; Auson., Ep. 4, v. 22-27 ; Amm., XV, 13 ; XVI, 8, 12, cf. XXI, 16, 17 ; XXX, 4, 2 ; Syn., Ep. 2 ; Aug., Serm. 311, 8 ; Sermo Denis 24, 11, p. 151 Morin ; Salv., De gub. Dei V, 17 s. Pour l’aspect particulier des fraudes monétaires : De reb. bell. 3 ; cf. Nov. Val. 16.
  2. S. E. Finer, History of government from the earliest times, Oxford, 1997, p. 79 : « equality before the law in our modern sense is a fruit of the early modern epoch of Europe ».
  3. On courait alors le risque de voir remises en discussion les bases mêmes de la légitimité du pouvoir impérial, tant du point de vue décisionnel que du point de vue, non moins important, du bonheur des rapports du souverain avec la Fortune qui savait mettre à leur disposition des hommes de qualité parmi lesquels puiser. Je suggérerais de voir par ex. Pan. Lat. 12, 15 ; dans CTh I, 6, 9 (385) on rappelle comment Disputari de principali iudicio non oportet: sacrilegii enim instar est dubitare, an is dignus sit, quem elegerit imperator. Symmaque (Rel. 17) met en rapport la faible efficacité des employés de la préfecture avec l’impossibilité pour les princes de les évaluer individuellement : cf., outre le commentaire ad loc. de D. Vera, Commento storico alle Relationes di Q. Aurelio Simmaco, Pise, 1981, F. Pedersen, Late Roman Public Professionalism, Odense, 1976, p. 29.
  4. Pour la notion de félicité publique, les sources que j’ai rappelées dans Governo imperiale e élites dirigenti nell’Italia tardoantica, Côme, 1994, p. 134, n. 5, p. 153, n. 80, ne sont, naturellement, qu’un mince témoignage d’un thème bien plus largement présent, sur le modèle du Boni principis est libenter suos videre felices (Pan. Lat. 8, 7 cf. Pan. Lat. 12, 14 ; 12, 16 Galletier). La satisfaction des administrés était obtenue, suivant la meilleure

appliqués des propensions et des enseignements conformes à la vision chrétienne de la morale sociale.

L’épiscopat, d’autre part, adoptait des attitudes ambiguës. On aimerait pouvoir échapper rationnellement à l’impression – peut-être sommaire, mais partiellement justifiée, je crois – d’une certaine incohérence entre les idées et les comportements quand on lit, d’un côté, traités et homélies et, de l’autre, les correspondances, d’où ressort clairement la pleine insertion des hiérarchies ecclésiastiques dans les dynamiques de pouvoir, avec fréquentation de membres du milieu sénatorial et de la haute administration publique, as-sortie d’échanges de services. La composante d’égalitarisme humanitaire qui tenait une place de choix dans la pensée chrétienne se trouvait confrontée aux exigences d’un rôle patronal exercé au prix d’interférences qui modifiaient les équilibres, précisément, de la justice, par des recommandations inévitablement élitaires quand elles n’étaient pas ouvertement iniques : par conséquent, des valeurs mises en concurrence et difficiles à concilier. Le patronat personnel rapprochait évêques, sénateurs, magnats locaux12. On ne soulignera jamais assez son incidence sur la structuration des hiérarchies sociales et sur les formes du pouvoir13.

tradition du Principat, grâce à des attitudes paternelles (HATac. 6, 2 ; Them., Or. 15, 12 ; 16, 19 ; 17, 7 ; 34, 10 ; 34, 18) qui trouvaient d’ailleurs leur manifestation la plus achevée dans la modération fiscale (même si, par exemple sur la question spécifique des délais fiscaux, qui risquaient de favoriser seulement les puissants, les avis étaient parfois divergents : Iul., Misop. 365 ; Them., Or. 13, 15 ; 18, 7 ; cf. 8, 23) ; sur le publicum commodumcomme raison d’être de l’État cf. Symm., Ep. I, 1, 5 ; un concept qu’on dirait quasiment libéral avant la lettre, qui affleure à plusieurs reprises dans les Variae de la période théodoricienne, est celui du commerce et du transport, à propos desnavicularii dans le cadre d’un décrochement partiel des services corporatifs précédemment assurés pour le compte de l’État, de façon à équilibrer gains privés et avantages pour la collectivité : par ex. Cass., Var. IV, 5 ; IV, 19 ; en général, voir A. Steinwenter, Utilitas publica-utilitas singulorum, in Festschrift Paul Koschaker,1Weimar, 1939, p. 84-102 ; P. Hibst, Utilitas publica – Gemeiner Nutz – Gemeinwohl. Untersuchungen zur Idee eines politischen Leitbegriffes von der Antike bis zum späten Mittelalter, Franc-fort, 1991. Voir aussi T. D. Barnes, Ammianus Marcellinus and the Representation of Historical Reality, Ithaca-Londres, 1998,

p. 134, n. 26 avec indications bibliographiques.

  1. Patronat épiscopal : P.-A. Février, Évêque et fiscalité, in Mélanges G. Duby, 2, Paris, 1990, p. 127-139 ; B. Beaujard, L’évêque dans la cité en Gaule aux Vet VIsiècles, in La fin de la cité antique et le début de la cité médiévale (Études réunies par C. Lepelley), Bari, 1996, p. 127-145, en particulier 129-135 ; Ph. Rousseau, Basil of Caesarea, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1994, p. 159-162.
  2. Les exemples qui nous sont connus constituent une infime quantité par rapport à l’ordre de grandeur global du phénomène, dont nous avons des multiplicateurs potentiels ne serait-ce que dans les destinataires, eux-mêmescommendatores, des correspondances tardoromaines et dans des témoignages faisant des

AnTard, 13, 2005

I. MÉRITOCRATIEPRIMAT DE LARGENT : LE RECRUTEMENET LEFFICACITÉ DANS LADMINISTRATION PUBLIQUE

A. Le mérite

L’attribution de principes méritocratiques aux empereurs dans le choix des administrateurs est un topos récurrent. Je me réfère pour le moment, en premier lieu, aux mérites concernant les dignitates et les nomenclatures impériales. Meritum / merita peuvent être indistinctement l’honor en lui-même et les capacités, les qualités individuelles qui permettent d’accéder à ce même honor. Sur meritum dans le vocabulaire politique tardoantique, des pages importantes ont été écrites en premier lieu par Henrik Löhken14. Löhken a étudié le rapport entre contenus du concept, recrutement des groupes dirigeants et structuration du Rangsystem. Acet effet, il s’est fondé surtout sur l’examen des constitutions. Un document tout aussi révélateur est une inscription éphésienne rapportant une lettre de Constance II en l’honneur de Flavius Philippus15 : ce célèbre personnage, un parvenu arrivé à la préfecture et au consulat (348), mais tombé un certain temps en disgrâce, y est réhabilité en faisant l’éloge de son infatigable engagement au service de l’État, tour à tour défini comme vigiliae, dispositiones, labores etc., et résumé dans l’expression inlustria merita. En conséquence de quoi on devait lui élever des monuments publics dans les grandes cités afin de mieux immortaliser son souvenir :

Ergo qui tantis eius inlustribus meritis / [r]espondere nitimur, cum placemus et decet tanti viri in opimis urbibus / [mo]numenta devotionis extare, Marine carissime et iucundissime, / statuas inauratas eidem locari decernimus (l. 30-33, ed. Swift-Oliver).

Facteurs prépondérants, dans la perspective méritocratique impériale, sont sans aucun doute le dévouement à la cause de l’État, l’esprit de service, l’approbation obtenue de la part des administrés. À ceci près que, plus essentielle encore, est la fidélité personnelle au prince16.

allusions explicites à la diffusion de cette pratique. Pour s’en tenir à un cas instructif, voir Syn., Ep. 52 ; cf. Ep. 35 ; 39.

  1. Dans un livre complexe, insuffisamment connu parmi les spécialistes mêmes : Ordines dignitatum. Untersuchungen zur formalen Konstituierung der spätantiken Führungsschicht, Cologne-Vienne, 1982, p. 135-147 passim. Sur la large gamme d’emplois de meritum cf. aussi Kelly, Ruling, p. 211 et 253, n. 35. Meritum avait dans le latin classique une acception nettement plus générique et exempte de lien avec l’activité politique et administrative, cf. ThLL VIII, 6, col. 814 s.
  2. J. Swift –J. H. Oliver, Constantius II on Flavius Philippus, in American Journal of Philology, 83, 1962, p. 247-264 ; Löhken, Ordinescit. (n. préc.), p. 140-141 ; Kelly, Emperorscit. (n. 6),

p. 171-172 ; PLRE I, Philippus 7.

16. Brillants services dans la militia (post exsudatos magnos pro re publica labores et crebros) et absence de récompenses : un épisode dans Ammien, XV, 5, 28. Pour le problème des états de service réunis sous un tyran, CTh XV, 14, 9 et 11. Sur le rapport

Ne serait-ce que parce qu’ils étaient liés au rôle spécifique d’une fonction particulière, les mérites ne pouvaient se résumer d’une façon univoque, pas plus qu’ils ne répondaient à des paramètres totalement objectifs. Le contenu de ces paramètres, par-delà certaines constantes auxquelles on ne pouvait manquer de marquer de l’appréciation et qui étaient certainement en partie présentes, tout aussi bien, dans le système de valeurs de la République tardive et du Haut Empire – des “vertus” au sens large, honnêteté, compétences, culture17–, connaissait des variations. Les variables dépendaient dans une certaine mesure de la stratification des valeurs propres aux divers groupes composant l’élite. Sénateurs, dignitaires chrétiens, représentants du milieu curiale, savants, membres des milieux de la cour : tous ces gens, collectivement et individuellement, étaient porteurs de points de vue communs en partie seulement. Ce qui constituait aux yeux de Constance II les merita de Flavius Philippus n’intéressait guère Libanios, qui détestait le préfet en raison de sa basse origine (Or. 42, 24-25 ; 62, 11)18. Chez Symmaque également, une place privilégiée est accordée à la naissance et à la richesse comme conditions souhaitables pour qui veut obtenir des postes de pouvoir ou d’importantes fonctions publiques. C’est une question de révérence pour le “standing” social, et pas seulement un moyen commode pour se faire ouvrir toutes les portes19. D’autre part, l’aetas

entre recrutement et “professionnalité” des cadres administratifs demeure utile F. Pedersen, Public Professionalismcit. (n. 10).À la p. 16, Pedersen met bien en évidence, du point de vue de la méthode, le fait que nous réussissons rarement à saisir quand des dispositions légales sont le résultat d’une initiative politique cohérente, et quand elles reflètent des pressions extérieures plus ou moins occasionnelles ; il me semble qu’en même temps nous devons présupposer que l’émission d’une loi représente par principe la volonté politique impériale chaque fois que les processus sous-tendant la décision ne sont pas connaissables.

  1. Nombreux sont les témoignages de l’estime dans laquelle étaient tenues les études libérales et l’éloquence comme disciplines utiles pour la formation d’un cercle dirigeant (avant tout laïc, mais sans que manquent les références au bon usage des classiques de la part des chrétiens se destinant à la carrière ecclésiastique) ; Symm. Ep. I, 20 (Iter ad capessendos magistratus saepe litteris promovetur) ; Auson., Praef. 2 ; Grat. actio 3 s., où sont énumérés encore d’autres titres de mérite dont les empereurs tenaient compte au moment de nommer les consuls ; cf. Prisc., Paneg. ad Anast., v. 248-253, p. 66 Chauvot ; De reb. bell.praef., 6. Philosophie et tâches de gouvernement : Iul., Ep. 28 ; Them., Or. 17, 1 ; 34, 7.
  2. C. Vogler, Constance II et l’administration impériale, Strasbourg, 1979, p. 135-137. Sur la capacité du fils de Constantin à évaluer les mérites des dignitaires civils et militaires, Aurelius Victor s’exprime avec un enthousiasme des plus modérés en 42, 24.
  3. Une nuance de ce genre colore le thème du prince-censeur introduit dans la lettre III, 81 de Symmaque à Rufin. L’exercice du jugement censorial a conduit Théodose à récompenser par une charge prestigieuse les vertus et lesclara merita de Flavien.

militiae, c’est-à-dire l’ancienneté dans la carrière, et la valeur professionnelle, le manque d’ambition personnelle constituent pour Symmaque des prérequis dignes de considération, suffisants pour l’avancement à l’intérieur des services palatins ou des bureaux périphériques20.

Dans la ligne de cette orientation, les admirateurs de la méritocratie pratiquée par Julien parlent de lui comme d’un examinator meritorum non numquam subscruposus. Celui-ci veillait à éviter des ascensions subites, surtout au sein des grandes dignités palatines (Ammien, XXI, 16, 3), au point d’être porté à ne pas penser d’emblée à ses amis comme collaborateurs, mais d’abord à des personnes qu’il pouvait ne pas connaître directement, dont la correction et la capacité étaient éprouvées, destinées d’ailleurs à jouir par la suite de l’intimité du monarque. Ce fait est mis en relief par Mamertin dans le discours de remerciement pour le consulat de l’année 362 :

Quiconque, dans l’administration de la chose publique a fait preuve quelque jour d’intégrité et d’énergie est admis à collaborer avec toi aux affaires. Pour gouverner les provinces, ce ne sont plus tes intimes amis que tu choisis, mais les hommes les plus intègres (Pan. Lat. 11 [3], 25, trad. E. Galletier modifiée)21.

Cette remarque semblerait faire allusion au caractère vraiment innovateur de la politique de nominations suivie par Julien22, encore que ce soit un schéma habituel du genre

Ceux-ci renvoyaient largement au fait qu’il faisait partie des “meilleurs”, que c’était un insigne représentant de la caste sénatoriale. Pour les réserves dans l’attitude des sénateurs à l’égard de la promotion sociale fondée uniquement sur les capacités cf. également Sidon., Ep. I, 11, 6. Méritocratie valentinienne au jugement de Symmaque : Rel. 21, 4 (meritorum arbiter singularis) mais cf. Barnes, Ammianus Marcellinuscit. (n. 11), p. 183.

  1. Symm., Ep. III, 72 ; III, 87 ; IV, 37 cf. II, 9 ; Rel. 2 (adsiduitas et usus) ; Rel. 17 ; 42 avec Vera, Commento storico alle Relationescit. (n. 10), en particulier p. 315. Sur la mesure dans laquelle influait l’ancienneté de service – sans aucun doute, elle influait – sur les mécanismes de promotion à l’intérieur de la militia palatine cf. Kelly, Emperorscit. (n. 6), p. 171 ; 173 ; Pedersen, Public Professionalismcit. (n. 10), passim ; pour les sources tardives sur les nominations, promotions, récompenses : Kelly, Ruling, p. 38 et index, p. 328. Le critère, souvent édicté dans les constitutions impériales, était encore en vigueur à l’époque ostrogothe : Cass., Var. XI, 17-35, qui insiste souvent sur l’honnêteté et la compétence avec lesquelles ont été exercées les fonctions publiques, cf. II, 28, 1 (Tribuenda est iustis laboribus compensatio praemiorum).
  2. Quicumque in administratione rei publicae innocentem se umquam et strenuum praebuit, in consortium munerum receptatur. Regendis provinciis non familiarissimum quemque sed innocentissimum legis.
  3. D’autres, en effet, suggéraient ou rapportaient que le bon souverain s’entourait d’amis fidèles et que par leur intermédiaire il était en mesure d’amplifier ses propres perceptions auditives et visuelles (un topos qu’on retrouve chez Dion de Pruse), par conséquent ses propres pouvoirs de contrôle ; leurs talents allaient

panégyrique que de mettre en relief les vertus des princes en passant sous silence des comparaisons embarrassantes avec les prédécesseurs ou en rabaissant d’une façon indirecte ou directe les qualités de ces derniers.

N’oublions pas que les jugements portés sur les aptitudes des politiciens et administrateurs potentiels étaient souvent assujettis aux besoins de la recommandation en raison des caractéristiques du recommandé. Mais plus importante encore devait être l’affirmation, plus ou moins consciente, du rôle spécifique de la recommandation comme élément de base, indispensable, dans toute négociation caractéristique des processus de décision et des méthodes aristocratiques traditionnelles de constitution des élites. Méthodes auxquelles, d’une certaine façon, feront ensuite obstacle le suffragium venaleou emptum ou comparatum, la place grandissante prise par l’argent comme instrument d’entrée dans l’administration publique (on reviendra bientôt sur ce point)23. Prenons un exemple tiré de l’Historia Augusta.

de soi, mais constituaient de toute façon un élément secondaire. Sur les amis du prince: Iul., Ep. 26 ; Them., Or. 22, 5 ; Syn., De regno 11 (ces derniers font tous deux écho à Dion de Pruse, Or. 1, 32) ; HAAl. Sev. 29, 4 ; en dernier lieu A. Winterling, Aula Caesaris, Munich, 1999, p. 160-194. Bien évidemment, je fais ici abstraction de l’appartenance religieuse païenne comme facteur décisif de spoil system dans le choix des administrateurs opéré par Julien. Réforme de l’administration de la cour visant à l’élimination des employés improductifs : récapitulation des sources dans E. Germino, Scuola e cultura nella legislazione di Giuliano l’Apostata, Naples, 2004, p. 96, n. 103 ; 247-248, n. 12. Nettement majoritaire est la position de l’école historique qui affirme la sévérité de la lutte contre l’achat des charges publiques menée par Julien et dont témoigne, ou témoignerait (cf. note suivante), CTh II, 29, 1 (362 apr. J.-C.) : C. Collot, La pratique et l’institution du suffragium au Bas-Empire, in Revue Historique de Droit, 43, 1965, p. 185-221, ici p. 187, 195-198 ; D. Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronage in der Spätantike. Propaganda und Sachzwang bei Julian dem Abtrünnigen, in Zeitschrift der Savigny Stiftung für Rechtsgeschichte, Rom. Abt, 95, 1978, p. 158-186, ici p. 179-182 ; Veyne, Clientèle et corruption, p. 360, n. 111 ;

B. Malavé Osuna, Suffragium: un crimen publicum en la frontiera de la legalidad, in Studia et Documenta Historiae et Iuris, 69, 2003, p. 287-319, ici p. 313-315 ; d’un avis différent, T. D. Barnes, A Law of Julian, in Classical Philology, 64, 1974, p. 288-291.

23. Le terme suffragium, employé absolument, n’a jamais pris la valeur d’ “acquisition d’une charge ou d’un titre”, même si une opinion dominante le met en rapport direct, à partir de Constantin, avec la vénalité des offices (cf., pour ne citer que lui, G.E.M. de Ste Croix, Suffragium: from Vote to Patronage, in British Journal of Sociology, 5, 1954, p. 33-48, ici p. 39 ; Collot, Pratiquecit.

(n.
22), p. 190 et n. 10). Quelques résultats intéressants à cet égard sont issus d’une “tesi di laurea” sur la législation tardoantique relative au suffragium soutenue en 2005 par l’une de mes élèves,
B.
Mercati. La loi de Julien CTh II, 29, 1 doit être comprise comme réglant les litiges surgissant dans le cas où la rétribution versée pour le soutien payant ne s’était pas accompagné d’un succès effectif de la procédure. Sur ce phénomène, outre la bibliographie citée à la note précédente, voir la première œuvre,

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La biographie d’Alexandre Sévère signale la sensibilité de celui-ci aux compétences et à l’expérience accumulée par les agents de l’État civils et militaires. De ces derniers, le prince tenait à jour les listes, en annotant le comportement manifesté par eux afin de décider les promotions. Le scriptor dit que le jeune souverain – comme on sait, un prince-modèle, indépendamment du fait qu’on doive y lire plus ou moins en filigrane la figure de Julien – n’oubliait pas de tenir compte du nom de celui qui avait favorisé la promotion :

De provehendis etiam sibi adnotabat et perlegebat cuncta pittacia et sic faciebat diebus etiam pariter adnotatis et quis quo esset insinuante promotus (HA, Al. Sev 21, 8)24.

L’opportunité d’évaluer et de récompenser par le biais d’examens publics les compétences des aspirants à des postes de divers rang dans la bureaucratie étatique est pour l’Europe une innovation, pour autant que je sache, des États des XVIIIet XIXe siècles25. Dans l’Empire romain l’organisation de l’instruction supérieure, destinée ici aussi à éduquer la classe dirigeante, n’a jamais abouti à des épreuves de sélection en bonne et due forme, ni à des nominations dans la fonction publique dégagées du pouvoir discrétionnaire des autorités préposées et qui ne fussent pas monopolisées, comme c’était souvent le cas, par les membres des grandes familles de magnats26. Si l’on raisonne sur le plan de la détection de l’efficacité (au sens de « capacité d’adaptation aux

pionnière (avec une très ample section consacrée au monde romain) de P. Louis-Lucas, Étude sur la vénalité des charges et fonctions publiques et sur celle des offices ministériels depuis l’antiquité romaine jusqu’à nos jours, 2 vol., Paris, 1883.

24. Insinuare a ici l’acception technique prise dans la recommandation : G. A. Cecconi, Commento storico sul libro II dell’epistolario di Q. Aurelio Simmaco, Pise-Rome, 2002, p. 224. Sur le problème des projections de l’époque tardive dans la Vie d’Alexandre Sévère, qui autorisent à lire les informations en question sur le mode anachronique, en d’autres termes comme des témoignages sur des réalités du IVe siècle cf. par ex. S. Roda, Commento storico al libro IX dell’epistolario di Q. Aurelio Simmaco, Pise, 1981, p. 279-280 ; Vera, Commento storico alle Relationes, cit. (n. 10), p. 332.

25. A. Missiroli, Élitescit. (n. 3), p. 23 s., plus particulièrement pour la Prusse, avec la bibliographie plus récente concernant l’histoire des sciences camérales ; p. 48 s. pour la France. Dans l’empire chinois, par contre, était en vigueur, en particulier à l’époque des dynasties Han et longtemps après sous les T’ang (VIIe-début Xe siècle apr. J.-C.), un système rigide d’examens d’État visant à vérifier la préparation générale – étaient requises une origine sociale assez élevée et une culture de base – des futurs fonctionnaires et mandarins : E. Balasz, La Bureaucratie céleste, recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Paris, 1968 ; H. Bielenstein, The Bureaucracy of Han times, Cambridge, 1980, p. 156-157 ; Finer, Historycit.

(n. 9), p. 478 ; 508-509.

26. Il ne serait guère difficile de rassembler de nombreuse preuves de l’attention portée par les empereurs à l’éducation rhétoricolittéraire comme instrument de formation de la classe dirigeante ;

problèmes »)27 comme mérite, les paramètres de l’efficacité administrative dans l’Antiquité accordaient plus de place aux valeurs politiques et culturelles forgées par l’aristocratie qu’à des critères “technocratiques” vérifiables suivant des procédures standardisées de validation, et de fait la prééminence des milieux supérieurs pour le recrutement aux postes de plus haute responsabilité ne fut jamais remise en discussion. Cela vaut également pour l’Antiquité tardive alors même que la complexité des appareils d’État et les besoins impérieux du gouvernement auraient dû favoriser une attention majeure pour ce que les analystes des organisations appelleraient le “know how”28. Mais justement, en dépit de ce contexte, le

suggestif à cet égard, même s’il s’agit d’un texte chronologiquement antérieur à la période essentiellement examinée ici, est le panégyrique d’Eumène sur les écoles d’Autun (Pan. Lat. 5 [9] de l’éd. Galletier, 298 apr. J.-C.), en part. § 5 : les jeunes étudiants sont à bon droit encouragés par les empereurs à faire de bonnes études auprès d’excellents enseignants : les empereurs, par leur législation, ont compris l’importance de l’enseignement pour le fonctionnement de l’État et pour cela ils se sont occupés d’en nommer les directeurs, parce qu’ « ils craignaient que ces jeunes gens, à qui l’on devait faire espérer l’accès à toute la gamme des emplois juridictionnels, éventuellement aux fonctions d’enquêteur impérial, voire aux directions du palais, ne fussent surpris comme par une nuée subite au milieu des vagues de l’adolescence et ne prissent pour guides des modèles douteux d’éloquence » (5 [9], trad. Galletier modifiée). Dans l’empire tardif le fait d’avoir fréquenté certaines des grandes “universités” (Rome, Constantinople, Athènes, Alexandrie, Beyrouth) constituait une sorte de “couloir réservé” pour postuler des postes du type fonction publique, ou barreau d’un bon niveau ; universités à la fin de l’Antiquité et contrôle aristocratique : S. Roda, Commento storico al libro IXcit. (n. 24), p. 222-223, avec bibliographie. Sur le certificat d’assiduité et de résultats qui garantissait aux étudiants de Beyrouth le droit d’accéder au métier d’avocat, voir CJ II, 7, 11, 2 ; II, 7, 22, 4 ; II, 7, 24, 4 ; sur ce centre universitaire, voir maintenant L. J. Hall, Roman Berytus. Beirut in Late Antiquity, Londres-New York, 2004, p. 195-220.

27. C. M. Radaelli, Efficacia, in Capano – Giuliani, Dizionariocit.

(n.
5), p. 106-109, ici p. 106. Pour la discussion – (très) théorique et technique, au sens où elle trouve peu d’écho auprès du milieu scientifique en général –, sur la distinction entre efficacité (Effizienz : « faire la chose juste ») et efficience (Effektivität : « bien faire la chose ») vues synthétiques également dans R. W. Scott, Organizations: rational, natural and open systems, Englewood Cliffs (N.J.), 1981, p. 4-5 (principes d’efficience et utiles mises en garde contre les différences d’articulation entre organisations propres aux civilisations antiques et organisations modernes) ;
C.
M. Radaelli, Efficienzaibid., p. 110-114 ; en outre E. C. Page, Burocraziacit. (n. 3), p. 14 ; 49-50.

28. Une perspective “technocratique” dans un sens prémonitoirement moderne, mais se référant aux conseillers du prince, c’est ce que manifeste De reb. bell.praef., 6 : « il est préférable de considérer ce que pense un individu plutôt que sa façon de s’exprimer ; tous savent, en effet, que ce ne sont ni la plus haute noblesse, ni la richesse, ni les pouvoirs enracinés dans les tribunaux ou l’éloquence acquise par l’étude des belles lettres, qui servent à

pouvoir central était porteur d’une mentalité qui partait du supposé que les compétences qu’un aristocrate acquérait durant les années de sa formation rhétorico-littéraire et juridique − et souvent par le canal des expériences de pratique politique pour ainsi dire respirées avec l’air familial et transmises comme un patrimoine à l’intérieur du milieu auquel on appartenait − étaient suffisantes pour donner les bases “techniques” d’une bonne préparation à l’administration, aussi bien dans des administrationes territoriales que dans des responsabilités palatines29. Pour un secteur qui exigeait en plus des connaissances de type comptable30, comme le secteur fiscal, de nombreuses tâches étaient confiées aux officiales et autres agents subalternes. Et d’une part l’échange réciproque entre parents et amis de comptes rendus d’activités, de l’autre la connaissance directe des territoires devaient être, de toute façon, considérés comme de sûrs instruments de gouvernement. L’adoption de pratiques de gouvernement de type “patronal”, souvent garantes de popularité auprès des administrés, devait elle aussi concourir, dans l’optique impériale, à former la notion d’efficacité. Enfin, ceux qui faisaient partie de l’ordre sénatorial ou qui y étaient admis se voyaient reconnaître, grâce à leur bagage d’intelligence et de raffinement de vie, un élément supplémentaire de légitimation culturelle.

procurer les bienfaits des techniques, dont fait partie, entre autre, l’invention de nouvelles armes […] » (d’après la trad. italienne d’A. Giardina) ; l’une des premières et des plus achevées – mais aussi, tout compte fait, plus isolées – représentations du “métier”

– au sens de la compétence, militaire en l’occurrence –, opposé et préféré comme instrument d’ascension sociale à la noblesse des origines et à la culture livresque, lesquelles devront se soumettre et se subordonner au “métier” exalté comme juste instrument d’ascension sociale et politique, se trouve, bien entendu, dans le splendide et ultra-célèbre discours placé par Salluste dans la bouche de Caius Marius à peine élu consul (bell. Iug., 85). Sur l’impulsion donnée par Constance II aux compétences “techniques”, du genre tachygraphie (  ) ou solide formation juridique, ou encore, en Orient, pratique du latin, voir par ex. les remarques rapides de M. Francesio, L’idea di città in Libanio, Stuttgart, 2004, p. 121, n. 42, 135 ; Lib., Or. 42, 23-25. Quelques formulations du rapport entre techniciens, technocrates, politiques et bureaucrates chez D. Fisichella, Tecnocrazia, in N. Bobbio – N. Matteucci – G. Pasquino (dir.), Dizionario di Politica, Turin, 19832,, p. 1178-1181, en part. p. 1178-1180 ; d’une façon plus développée, D. Fisichella, L’altro poterecit.

(n.
5), p. 5-73, 19-26 avec d’importantes réserves sur l’applicabilité du concept de technocratie à des sociétés préindustrielles ;
p.
49-50 sur le rapport entre l’usage des termes de bureaucratie et de technocratie ; voir aussi N. Stehr, Arbeit, Eigentum und Wissen. Zur Theorie von Wissenschaften, Francfort, 1994.
  1. Cf. pour cette appréciation chez Libanios et Julien, M. Francesio, L’idea di cittàcit. (n. préc.), p. 135-136.
  2. Them., Or. 8, 23, pour la reconnaissance de la nécessité d’un corps d’experts fiscalistes compétents dans les divers compartiments du secteur. C’est là un passage intéressant également par ses réflexions sur les coûts induits par les difficultés rencontrées dans les opérations de levée fiscale.

B. L’argent

De divers côtés, les sources blâment l’interférence directe des ressources économiques dans la composition de la classe politique et de la classe bureaucratique, tout comme des appareils ecclésiastiques31. Mais en définitive on ne trouve pas de dénonciation des prérogatives de l’origine sociale qui souvent accompagnait cette aisance. Au contraire, les attaques contre l’emploi de l’argent pour obtenir des responsabilités publiques se teintent parfois de mépris pour les brillantes carrières des nouveaux riches32.

Christopher Kelly, l’un des spécialistes les plus compétents de la bureaucratie tardoantique et de son interaction avec le pouvoir impérial, ne néglige pas cet élément. Kelly, définissant la bureaucratie selon des schémas théoriques d’origine weberienne, la représente comme une militia rationnelle et « potentially overwhelming », ayant en commun une mentalité, des intérêts et un sentiment d’identité unitaires. Il insiste sur le fait que les vieilles élites politiques percevaient avec inquiétude l’achat et la vente des charges : ces pratiques étaient vues comme une voie d’accès au service de l’État, et à la limite comme un tremplin pour s’élever jusqu’aux faîtes de la politique, pour ceux qui étaient dotés de liquidités même s’ils étaient d’extraction modeste, et qui se trouvaient ainsi en mesure de se passer des réseaux clientélaires contrôlés par les antiques aristocraties33.

  1. Phénomènes de simonie : L. De Salvo, Simonia e malversazioni nell’organizzazione ecclesiastica, IVV secolo, in R. Soraci (éd.), Corruzione, repressione e rivolta morale nella tarda antichità, Atti del Convegno di Catania, 11-13 décembre 1995, Catane, 1999, p. 367-392, en particulier p. 383 s.
  2. Un cas archi-connu est Lib., Or. 42, 22-28. Ce fait, en luimême, ne surprend pas étant donné que les richesses accumulées en un laps de temps jugé trop rapide ont toujours été et sont aujourd’hui encore considérées suspectes, et peu “élégants” leurs détenteurs.
  3. La source utilisée le plus systématiquement par Kelly est Jean Lydus, source dont la sensibilité spécifique et la mentalité demandent à être prises en compte avant de procéder à des généralisations sur sa représentativité. Sur Lydus, voir également J. Caimi, Burocrazia e diritto nel de magistratibus di Giovanni Lido, Milan, 1984. Bureaucratie tardoantique dotée d’une « elaborate and sophisticated organisation » : Kelly, Ruling, p. 132. Identité corporative : ibid., p. 36 : « Among later Roman bureaucrats, a common educational background, a shared technical expertise, and the formal trappings of a uniformed officialdom, all helped to promote a sense of unity and identity », cf. aussi p. 28-33. Sur le type idéal de bureaucratie chez Weber, on verra Economia e Società, 1922, et en général sur le modèle weberien de la bureaucratie, systématiquement invoqué par les spécialistes en sciences sociales, cf. par ex. Merton, Teoriacit. (n. 2), p. 404-407 ; Page, Burocraziacit., (n. 3), p. 12-20 ; C. Ham – M. Hill, Introduzione all’analisi delle politiche pubbliche, trad. it. Bologne, 19952passim ;A. R. Minelli, Burocrazia, in Capano – Giuliani, Dizionariocit. (n. 5), p. 44-51.

AnTard, 13, 2005

Ce « sale of offices »34 est très complexe et difficile à reconstruire dans ses mécanismes concrets de cession et de prise de possession d’un poste, ou pour ce qui concerne les rentrées susceptibles d’alimenter les caisses de l’État à partir de sportules dont nous savons, toutefois, qu’au lieu de finir comme une taxe directement dans les caisses publiques, elles étaient versées individuellement à des fonctionnaires en vertu d’accords privés35. Si, aux époques précédentes, aux yeux de certains milieux, cette pratique pouvait être considérée comme licite36 (cession payante des emplois d’auxiliaires subalternes des magistrats titulaires selon une organisation propre aux bureaux37) ou être considérée comme un abus indigne commis par quelques personnages louches (les “mauvais” princes et/ou leursentourages)38, par la suite, elle se développa suffisamment pour être perçue, quoique tardivement, comme un danger social.

  1. Kelly, Ruling, p. 64-68 ; 158-165.
  2. Des obscurités subsistent même dans les cas les plus sûrs de chefs ou vice-chefs de bureau qui, au moins pour les cadres moyens et inférieurs décidaient de la composition du personnel sub dispositione en échange d’un paiement. Les sommes prélevées avaient-elles une destination privée ou (aussi) publique ? Y avait-il un rapport entre ces dations et le versement des traitements ? Cf. n. 45. Le système de l’achat/vente des charges a connu une importante consécration dans la France moderne, infra,

n. 60 ; pour la vente des titres nobiliaires dans l’Angleterre du XVIIe siècle voir L. Stone, La crisi dell’aristocrazia, trad. it. Turin, 1972, avec examen, d’un côté, des irrésolutions des monarques dont dépendait la concession des qualifications contre paiement, de l’autre des pressions exercées par les aristocraties les plus antiques, qui voyaient l’origine vile de nombreux acquéreurs dévaluer et empoisonner leurs statuts symboliques et ce qui les distinguait du commun.

36. Pour la période du Haut et Moyen Empire Kelly considère que se maintient en gros la suprématie du système des commendationes personnelles ; pour l’évolution ultérieure Id., Ruling,

p. 138-145. Toutefois, dans son analyse, l’historien anglais ne distingue pas – ou n’arrive pas à distinguer – toujours clairement les gratifications pour services administratifs rendus, délivrance d’attestation, suite donnée à une requête, obtention d’un emploi (une distinction dans certains cas évidente, par exemple dans la visée impériale présidant au dispositif de la Novella Iust. 8, sur laquelle je reviendrai plus loin).

  1. Cf. A. Marchi, I testi delle Pandette relativi alla vendita e al legato della militia (Note esegetiche), in Archivio giuridico “Filippo Serafini”, 76, 1906, p. 291-324. Le cas le plus significatif de la réglementation concerne l’acquisition et le caractère héréditaire des charges dans les décuries d’apparitores. Que la « permitted inheritance » dans les bureaux du IVe siècle soit à envisager de toute façon comme un phénomène de diffusion modeste : Pedersen, Public Professionalismcit. (n. 10), p. 64, n. 67.
  2. Mais dans Tac., Ann. XIV, 50, 1-2, c’est le noble Veiento qui fut incriminé et puni par Néron pour avoir venditata munera principis, c’est-à-dire trafiqué des charges dont l’attribution revenait directement au prince. Pour les ventes de magistratures, de commandements militaires et de sacerdoces opérées par Caenis, concubine de Vespasien, voir Dion Cassius, LXV, 14, 3-4.

Ses manifestations les plus néfastes se produisirent en Orient à partir de la première moitié du IVe siècle39. Sur ce point, par la suite, insisteront, entre autres, tant Thémistius que Synésios, dans le cadre de leurs enseignements sur la royauté40. Le leitmotiv, et point délicat, de l’opposition entre charges vendues aux enchères et nécessité de l’empeiria chez les fonctionnaires, c’est chez Thémistius que nous le trouvons, en particulier dans un discours où Valens est loué pour avoir « fait place nette des arrivistes : le marché aux emplois publics n’existe plus […], mais a été remis en vigueur l’antique critère d’évaluation des titres selon la justice et sur la base de l’expérience acquise »41.

De même, Ammien (XXX, 9, 3) utilise l’expression scrupulosus in deferendis potestatibus pour définir la méthode de nominations valentinienne ; Ammien la considérait digne d’éloge précisément parce qu’elle veillait à éviter la vente des offices42. Par conséquent, la promesse d’assurer les actes de nomination à prix fixe, durant le début de l’Antiquité tardive, était connue tout aussi bien en Occident43. Pour l’Afrique, quelques plaisanteries suggestives d’Augustin, tirées du sermon Dolbeau 26 (§ 48), en conservent la trace tout en nous faisant faire un pas de plus. Augustin, développant un raisonnement sur la façon erronée de comprendre le rôle de

  1. De Ste Croix, Suffragiumcit. (n. 23), p. 41 ; Malavé Osuna, Suffragiumcit. (n. 22), p. 288, n. 6.
  2. Traitant spécifiquement des critères qui doivent présider au choix des fonctionnaires et des magistrats, Synésius (De regno,27,§ 3 s.) dit que le basileus doit pouvoir compter sur des collaborateurs capables, en inversant le phénomène actuel du recrutement sur la base de la richesse : « Le mérite, de toute façon, plutôt que la fortune, comme c’est le cas aujourd’hui, décidera du choix de ces candidats au pouvoir » (traduction C. Lacombrade, Le Discours sur la royauté de Synésius de Cyrène à l’empereurArcadios. Traduction nouvelle avec introduction, notes et commentaire, Paris, 1951,

p. 73-74). Le riche, s’il est devenu tel d’une façon malhonnête, ne peut être en mesure de gouverner, mais de quelque façon qu’il soit arrivé à l’aisance, quand il a acheté sa charge publique (§ 5), il est plus facilement enclin à faire commerce des procès. Des thèmes semblables reviennent également chez Synésius, dans une lettre d’excommunication de l’abhorré Andronicus, un homme de naissance infamante arrivé au poste de gouverneur de la Pentapole grâce, justement, à l’acquisition de sa charge (Ep. 42).

  1. Or. 8, 117 ; cf. Or. 8, 21 ; Or. 31, 4.
  2. Effectivement, la distinction entre un système d’entrée et d’avancement dans la bureaucratie suivant des critères bien définis comme les capacités et l’ancienneté de service ou, au contraire, par suffragiumgratia, etc. semble avoir été un élément caractérisant la réglementation valentinienne : CTh VII, 1,7 ;cf. I, 15, 5 (lois de 365).
  3. La législation constantinienne en la matière est rappelée par Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronagecit. (n. 22), p. 170, n. 45. Une toute autre attitude par rapport à celle de Valentinien ou de Julien (Pan. Lat. 11, 21) est rapportée pour Constant par l’Epitome de Caesaribus, 41, 24 ; cf. Liebs, cit., p. 172. Certificats : sur la distinction entre codicilli et probatoriae cf. Jones, LRE, 2, p. 598 ; sur les probatoriae contre paiement au VIe siècle cf. Caimi, Burocrazia, cit. (n. 33), p. 19.

médiateur entre l’homme et Dieu, établit une comparaison avec les ministri quarundam potestatum perversi atque corrupti de son époque. Ceux-ci s’adressent aux personnes qui font antichambre en disant : Da mihi aliquid, si vis ut nuntiem, si vis ut admittam44. La corruption s’autoalimente, les bureaux s’autofinancent à travers des pratiques situées dans la zone opaque à la frontière entre légalité et illégalité45.Qui acquiert une charge – ou qui, de même, verse une somme au moment de sa prise de service, usage, celui-là, considéré comme plus licite et normal – peut, par ce simple fait, la concevoir comme une propriété, plutôt que comme un obsequium envers un pouvoir central dont il se sent, au contraire, plus indépendant. Mais peut-être n’est-il pas même utile d’évoquer de semblables implications psychologiques : le fait est que l’acquisition des charges donne naissance, sans compter la pratique de la revente, à de nouvelles et multiples possibilités d’enrichissement, moyennant des extorsions violentes et le simple contrôle sur des services assurés seulement en échange de pots-de-vin et de cadeaux et avantages divers46. Une motivation à laquelle la documentation fait de multiples allusions aurait consisté, bien souvent, dans la volonté de se refaire des dépenses précédemment engagées pour obtenir l’emploi47.

  1. F. Dolbeau (éd.), Augustin d’Hippone. Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Paris 1996, p. 633 ; cf. Aug., Serm. 302, 17 = M. 37. Pour une loi dissuasive au regard de ce type d’habitudes : CTh I, 16, 7 (331).
  2. Selon Kelly, Ruling, p. 66-67, le fait que les déboursements pour les postulationes même ordinaires aient été une pratique normale se révélait avantageuse pour les empereurs parce qu’elle leur permettait d’économiser sur le financement des organismes d’État et sur les salaires. Traitant du rôle de la « police secrète totalitaire », Hannah Arendt rappelle le recours à des formes illicites d’autofinancement (pots-de-vin, confiscations, levée de contributions “volontaires”, etc.) réalisées en recourant à des menaces sur leurs victimes, et comment ce phénomène renforçait en quelque sorte l’autonomie de la police secrète en l’affranchissant du contrôle de l’État (H. Arendt, Le origini del totalitarismo, trad. it. Turin, 1999, p. 585-586 ; voir maintenant, aux Éd. du Seuil, H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, 2005 ; la première édition de l’œuvre est de 1948).

46. Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronagecit. (n. 22) ; W. Schuller, Der Ämterkauf im römischen Reich, in Der Staat, 19, 1980,

p.
57-71 ; K. Noethlichs, Beamtentum und Dienstvergehen. Zur Staatsverwaltung in der Spätantike, Wiesbaden, 1981, p 69-77 ; Chr. Gizewski, Zur Normativität und Struktur der Verfassungsverhältnisse in der späteren römischen Kaiserzeit, Munich, 1988,
p.
223-228. Parmi les sources les plus notables sur le phénomène figure naturellement le de magistratibus de Jean Lydus, chez qui nous trouvons exposée la thèse d’une combinaison fructueuse et “vertueuse” d’avantages spéciaux (mais en portant attention aux coûts de tels avantages : III, 67) avec la prospérité, l’efficience et/ou l’efficacité des bureaux.

47. Cet aspect est bien dégagé par R. Bonini, Ricerche sulla legislazione di Giustiniano dell’anno 535. Nov. Iustiniani 8: venalità delle cariche e riforme dell’amministrazione periferica, Bologne, 1976, p. 29 sur la base du prologue de la Novella Iustiniani 8 ; cf. Proc. Arc., 21, 9-15. Pour les époques antérieures, voir par ex. Zosime, IV, 29, 2.

Arrêtons-nous ici pour une pause de réflexion. Il y a deux niveaux à considérer dans les dénonciations de cette pratique : l’un d’ordre éthique, la condamnation morale, le second d’ordre fonctionnel, la conviction que l’intrusion et la circulation de l’argent dans les activités de gestion, de di-verses manières, condamnaient et remplaçaient les capacités et la bonne administration ; ce type de réactions avait pour effet de produire mécontentement et méfiance à l’égard des pouvoirs publics, dont la crédibilité et l’autorité se trouvaient affaiblies48. Envisagée sur la longue durée, la coexistence entre des représentations de la corruption et de la méritocratie proches de la mentalité moderne et, au contraire, des moments où le système du suffragium venale était légalisé, présuppose des zones de friction49. Un exemple de friction en cours entre mérite et suffragium (pas nécessairement vénal, dans ce cas) est donné par les deux premières lettres, les seules en latin, des archives d’Abinnaeus50. Il est de toute façon logique de penser que les autorités tentèrent de canaliser à l’intérieur de couloirs de légalité les abus contre lesquels elles n’étaient pas en mesure d’intervenir efficacement ne fût-ce que pour rappeler le rôle de l’empereur comme source unique des honneurs et arbitre absolu du droit51.

Il est insuffisamment établi que les empereurs aient le moins du monde répugné à se prêter à cette pratique afin d’en retirer des avantages matériels, comme certains l’ont soutenu, par exemple en partageant avec les médiateurs, pour

48. L. Stone, L’inflazione dei titoli, 1558-1641, in E. Rotelli –

P. Schiera, Lo stato modernoIII. Accentramento e rivolte, Bologne, 1974, p. 207-234, 225, à propos d’une situation analogue dans l’Angleterre moderne : « L’insistere sulla reazione morale non è applicare in maniera sbagliata il sistema dei valori del secolo XX, ma significa riconoscere l’esistenza d’une certa mentalità in une generazione ancora legata ad ideali rinascimentali di nobiltà come ad una garanzia sia di meriti personali sia di antico lignaggio […] ».

  1. Principales sources législatives dans la bibliographie citée à la n. 46 ; voir en outre R. Delmaire, Les institutions du Bas-Empire romain de Constantin à Justinien. I. Les institutions civiles palatines, Paris, 1995, p. 21-22. Outre celles qui sont rappelées dans le texte, autres attestations littéraires sur le phénomène : HAHelag. 6 ; Al. Sev. 49, 1 ; Salv., de gub. Dei IV, 21 ; V, 53. Pour l’époque de Septime Sévère voir Epit. de Caes. 20, 7.
  2. P. Abinn 1 ; 2 ; cf. également, en grec, les papyrus 58 ; 59. Pour le contraste labor vs. gratia et suffragium comme instruments d’accès à l’adoratio purpurae, voir, quelques années après l’époque d’Abinnaeus, CTh VI, 24, 3 (365).
  3. C’est là, par exemple, ce qui a été dit à maintes reprises à propos de la loi CTh II, 29, 2 de Théodose Ier : De Ste Croix, Suffragiumcit. (n. 23), p. 39 ; Malavè Osuna, Suffragiumcit. (n. 22), p. 61 ; sur CTh II, 29, 2 cf. aussi R. Andreotti, Problemi del “suffragium” nell’imperatore Giuliano, in Atti dell’Accademia Romanistica Costantiniana, 1, Pérouse, 1975, p. 1-26, ici p. 4-11 ; Kelly, Ruling, p. 161. L’expression « canaliser la corruption » est employée par Collot, Pratiquecit. (n. 22), p. 209.

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leur propre compte, des commissions fixes52. La perception diffuse et instinctive de ces mœurs comme étrangères à la moralité et indifférentes au mérite et aux capacités dut au contraire constituer à tout moment un frein pour les princes53. Quand on analyse la législation, il faut ensuite distinguer entre acceptation officielle du suffragium et obligations imposées pour faire respecter un contrat de type privé entre petitor et suffragator, étant entendu que la cour avait le pouvoir de refuser son accord, empêchant alors de faire accomplir le dernier pas à une procédure dont on a pourtant fini par admettre la légalité. Parfois les empereurs eux-mêmes, plus encore que par sensibilité à la “question morale”, réagissaient aux effets du suffragium en se réservant le droit de les abroger, en menaçant de révoquer les nominations néfastes pour certains secteurs particulièrement délicats de la vie sociale54.

  1. Cf. Gizewski, Normativitätcit. (n. 46), p. 223-228. Les appréciations de Kelly (au départ, Corruption,p. 55 ;85 s. ;114 ;117 ; maintenant également in Ruling, p. 158-165) me paraissent de ce point de vue plutôt discutables pour cette raison aussi qu’elles se fondent sur une masse documentaire hétérogène. Voir en outre Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronagecit. (n. 22), p. 170-171, avec des exemples de législation déclarant non valables l’ambitio et l’acquisition de charges publiques (ainsi CTh VI, 22, 2). Des sources littéraires (Claudien, Zosime, Procope de Césarée) font référence, d’habitude par des formulations génériques sur la mise aux enchères des charges publiques, à des comportements indignes de princes ou d’autres dignitaires dans le cadre d’âpres polémiques ad personam, d’une façon peu différente de ce qu’on peut lire dans les sources du Haut-Empire, sur les trafics de charges dirigés par l’infâme et puissant eunuque Eutrope, voir Claud., in Eutr. 1, 203-206 ; Zos., V, 12, 2 ; 13, 2 (témoignages relativement peu accrédités).
  2. Il n’est pas fortuit que l’avidité et la malhonnêteté dans la conduite des affaires publiques aient été également l’aliment de choix des invectives topiques et rhétoriques contre les puissants durant toute l’époque impériale, puis tardo-impériale quand l’éthique chrétienne joue aussi son rôle.
  3. Cf. le deux seules lois, dont le caractère antithétique est sou-vent admis d’avance, réunies sous le titre traitant du suffragiumCTh II, 29, 1 et C.Th. II, 29, 2 = CJ IV, 3, 1. La première est parfois considérée comme une proscription du suffragium vénal par Julien, sous le signe de la discontinuité par rapport à Constance, mais il n’y a pas accord entre les historiens sur la signification légale et politique de la constitution : W. Goffart, Did Julian combat Venal Suffragium?, in Classical Philology, 65, 1970,

p. 145-151 ; T. D. Barnes, A Law of Julian, in Classical Philology, 69, 1974, p. 288-291 ; T. D. Barnes, The career of Abinnaeus, in Phoenix, 39, 1985, p. 368-374, ici p. 371-372 ; cf. aussi, naturellement, Kelly, par ex. inEmperorscit. (n. 6), p. 172. Il est vrai que CTh II, 29, 2 légalisait l’intercession et l’emploi de l’argent dans l’obtention des charges, mais pas d’une façon indiscriminée, bien au contraire devant les autorités publiques compétentes (toujours libres de donner ou de ne pas donner le poste). Cf. en outre CTh XII 1, 36 = CJ X, 65, 4 (343). Des lois tarifant l’accès à des postes d’un département de l’administration d’État sont CTh VI, 24, 3 (365) ; CJ XII, 19, 7, 2 (444).

Avec le règne de Zénon, il semble qu’on puisse admettre une participation impériale aux recettes provenant de l’Ämterkauf. Si, par rapport à lui, Anastase fut plus restrictif, il le fut probablement avec peu de succès : de fait, les souverains et d’autres titulaires de la haute administration devaient encore bénéficier des ventes des postes publics à l’époque de Justinien55 . À cette époque l’achat et la vente des postes semblent intéresser surtout les administrationes provinciales, pour lesquelles c’était même le mode d’accès probablement le plus répandu. Une telle situation devait s’être renforcée au cours du Ve siècle56.

Contre ce phénomène, jugé pour diverses raisons néfaste à la population (dans le préambule, l’empereur dit qu’il s’était développé « non pas à des époques lointaines, mais depuis quelque temps » : 57), s’exprime la fondamentale Novelle de Justinien 8 (535 apr. J.-C.) adressée à Jean de Cappadoce, préfet du prétoire et patrice58. La loi a comme finalité centrale l’interdiction des formes les plus sauvages du trafic des administrations de province ; toutefois, en appendice, elle institutionnalise par une gnôsis les tarifs d’accès à toute une série de fonctions et de postes de gouverneurs. Il semblerait s’agir ici d’une sorte de taxe d’entrée destinée à finir dans les diverses caisses des ministres palatins59. Du point de vue conceptuel, ce type de

55. Malchus frg. 6 (ed. Cresci, p. 79) 9 (ed. Cresci 83 s.), cf. HAComm. 14,6 : Vendidit etiam provincias et administrationes, cum hi, per quos venderet, partem acciperent, partem vero Commodus. le problème demeure de distinguer entre des gains illicites et dictés par l’avidité d’empereurs détestés par les sources et, au contraire, ce qui est routine et automatismes de la pratique.

S. Puliatti, Ricerche sulla legislazione “regionale” di Giustiniano e l’ordinamento militare della prefettura africana, Milan, 1980,

p. 22, est parmi ceux qui tiennent Zénon pour responsable de l’institutionnalisation de la vente des charges. Anastase prévoit le suffragium entendu comme versement pour la prise de service : CJ XII, 16, 5 (479-499 apr. J.-C.).

  1. En 439 Théodose II s’était employé plus énergiquement que nombre de ses prédécesseurs à bloquer une tendance déjà assez établie en confiant officiellement aux préfets du prétoire l’examen des qualités des candidats (CJ IX, 27, 6) et en prévoyant explicitement qu’il ne devait être question de pretium ni avant, ni durant le service. Pour les ventes des postes de gouverneurs à la cour de Pulchérie, Eun., frg. 72, 1 (ed. Blockley, p. 116).
  2. Sur ce point, discussion dans Bonini, Ricerchecit. (n. 47),

p. 31, n. 13 ; sur l’augmentation de la pression fiscale et surtout de la mauvaise administration consécutive à l’achat des charges de gouverneurs voir également Puliatti, Ricerchecit. (n. 55), p. 23. Exemples de mentions de spoliations dans les sources du Ve siècle occidental : Salv., de gub. Dei IV, 21 ; Sidon., Ep. V, 16, 1.

  1. PLRE, IIIa, Ioannes 11.
  2. Sur l’influence de la loi (à laquelle fait probablement allusion Procope, Arc. 21, 9-15, quand, avec sa médisance habituelle, il parle d’une loi par laquelle Justinien voulut mettre de l’ordre et faire du nettoyage dans le système des postes de gouverneurs quitte ensuite, peu après l’émission de cette même loi, à vendre personnellement les charges sur la place publique) et sur le reste

tarification à l’occasion des prises de fonction n’était pas tellement éloigné des chiffres fixés par la coutume municipale locale – protégés par le pouvoir central – aux temps “glorieux” de l’évergétisme ob honorem du Haut Empire. De toute façon, n’oublions pas que nous nous trouvons là dans uncontextehistorique(plein VIe siècle)quinousintéresseun peu moins et qui concerne en réalité uniquement l’Orient.

Un préalable important qui se rattache à la vénalité des charges a été l’évidente et croissante incidence du pouvoir de la bureaucratie palatine moyenne et haute, qui occupait de diverses façons une place centrale dans les engrenages de la vente des offices, en termes de gains, d’autonomie d’action et de contrôle sur les appareils d’État. Comme cela se produira plus tard pour l’incidence de la vénalité sur la société française à partir du début du XVIIe siècle (avec la “Paulette”), et comme les gens de cette époque s’en rendaient compte déjà, par le biais du mécanisme de l’achat et de la vente c’est sans aucun doute le renouvellement des élites qui finissait par être d’une certaine façon favorisé, avec l’entrée en jeu de forces nouvelles60. Sur la vitalité de ces forces ou au contraire leur inefficacité, il serait toutefois imprudent de se prononcer sans une enquête sérieuse.

II. LES EMPEREURSLA LÉGALITÉ ET LE SYSTÈME DU PRIVILÈGE

Jusqu’ici, j’ai fourni une esquisse sur la variabilité des conceptions de meritum, sur le rôle de la méritocratie et des éléments qui en orientaient la notion (naissance, richesse,

de la législation justinienne, voir Bonini, Ricerchecit. (n. 47),

p. 82-84. Notons qu’une mesure de Justin II en 566 (correspondant à Nov. Iustiniani 149) réitère avec clarté le principe de la gratuité des charges : Bonini, ibid., p. 86-87.

60. M. Kolabinska, Circulationcit. (n. 4), p. 62-69 ; 79-81 ;

R. Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 19712, avec des aperçus sur les gains réalisés par le roi de France, aux p. 13 et 67-70 ; G. Pagès, La venalità degli uffici nell’antica Francia, in E. Rotelli – P. Schiera, Lo stato moderno.

2. Principi e ceti, Bologne, 1973, p. 227-244, où l’on trouvera des comparaisons utiles aussi, par analogie ou per differentiam, pour mon travail, concernant : 1) l’attitude de la monarchie à l’égard du phénomène ; 2) les modalités selon lesquelles celleci se rendait capable de tirer profit du trafic des offices ; 3) le caractère non contraignant des attributions des charges payantes (survivances), que le roi pouvait ne pas signer ; 4) l’évaluation des effets du phénomène aux divers niveaux (par exemple son rôle dans le renouvellement des cercles dirigeants et dans la mobilité sociale) ; 5) les raisons de son succès ; 6) la conscience qu’avaient les contemporains de ce que le système prenait le caractère d’un engrenage indispensable à la gestion administrative de la monarchie française : instructive à cet égard est une phrase de Richelieu (Testament politique) rappelée par Pagès, Venalitàcitsupra, p. 242 ; cf. également W. Doyle, Venality. The Sale of Offices in Eighteenth-Century France, Oxford, 1996, et icimême, supra, n. 35.

fidélité, préparation etc.), sur le recrutement des milieux gouvernementaux ; je me suis ensuite concentré sur l’acquisition des charges et sur la vente des offices administratifs.

La représentation de cet ensemble d’attitudes mentales et de comportements sert à mieux comprendre les développements et peut-être la victoire d’un système fondé sur le privilège qui constitue l’une des forces caractéristiques de l’administration publique au sens large (en y incluant les militaires) et, en définitive, de la société tardo-impériale tout entière.

Dans ce contexte, il convient maintenant de reprendre plus systématiquement en considération quelles ont été les politiques impériales de gouvernement61.

Roland Delmaire a attribué à la corruption et aux pratiques qui lui sont liées un poids de plus en plus décisif, à mesure que passait le temps, dans l’histoire des mœurs sociales tardo-antique et byzantine : «Vénalité et corruption sont de règle […] Les ouvrages de Procope de Césarée et de Jean Lydus montrent à quel degré de corruption est arrivé l’Empire d’Orient au VIe siècle […] Il serait difficile de trouver encore quelqu’un qui ait alors la notion de service public. Le poids énorme de l’administration, corrompue et peu efficace, est une des tares du Bas-Empire, et les innombrables mesures prises vainement par les empereurs pour combattre les abus ne seront d’aucun secours puisque l’exemple vient d’en haut»62. Telle est la conclusion du précieux petit volume de 1995 sur les Institutions civiles palatines. Et c’est une conclusion qui contient d’intéressantes bases de réflexion et des données de fait, même si elle nous renvoie immédiatement au thème de la décadence (suivant une perspective dont je ne saurais dire dans quelle mesure elle diffère de celle qu’a proposée Ramsay MacMullen dans son livre discuté sur Corruption and the Decline of Rome), thème que, dans le présent article, j’ai choisi de ne pas traiter explicitement.

D’un autre côté se pose le problème des raisons de l’échec des tentatives pour sortir des “sables mouvants”63.

  1. Un aspect, opportunément rappelé pour nuancer des appréciations trop portées à souligner le contrôle absolu du pouvoir exercé par les empereurs, est que « emperors always needed more support, however powerful they might have seemed − to us, or to the Romans » : Kelly, Corruption, p. 28.
  2. R. Delmaire, Institutionscit. (n. 49), p. 175-176 ; les six derniers livres d’Ammien comme une représentation en partie artificielle de la corruption progressive de l’administration de l’Empire : Barnes, Ammianus Marcellinus,cit. (n. 11), p. 183. Sur l’efficacité de la bureaucratie, une position inverse, liée également à l’élargissement numérique des agents publics à partir du IVe siècle, est celle qu’adopte Kelly, Ruling, p. 120.
  3. Sur la métaphore des sables mouvants (ici au sens des difficultés affrontées par l’État tardo-impérial) voir la page divertissante de

J. E. Boswell, Au bon cœur des inconnus : les enfants abandonnés, de l’Antiquité à la Renaissance, trad. fr. Paris, 1993 (orig. New York, 1988), introduction.

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Paul Veyne développe à ce propos une thèse différente64. Il parle de l’hypocrisie de la législation impériale en matière de corruption au sein des appareils administratifs. Son idée de départ est que la corruption a été une « formation historique » proprement dite, intégrée dans le fonctionnement de la machine d’État. Les cabinets impériaux en auraient exploité les potentialités (en premier lieu celles qui servaient à l’autopréservation), sans pouvoir se dispenser de feindre la contrition et de devoir émettre une législation répressive de façade65. On pourrait être séduit par la plausibilité de cette idée à la lumière de notre expérience contemporaine. Des canaux “irréguliers”, bien entendu, pouvaient, comme ils le peuvent aujourd’hui, accélérer les relations entre les citoyens et l’État et garantir des formes d’adaptation, de meilleures conditions de vie à certains secteurs de la société. Mais on ne saurait trop répéter que cela comporte des coûts d’un autre ordre, des conséquences en termes de dysfonction : le malaise et le mécontentement de ceux qui étaient exclus de ces circuits, les critiques moralistes adressées à l’illégalité la plus manifeste, les dommages causés par ces phénomènes auxquels la législation “de façade” se sentait dans l’obligation de manifester son opposition. En outre, il est difficile de vérifier si la volonté politique manquait d’appliquer le droit qui, bien ou mal, acquérait force de loi ; souvent, le plus souvent peut-être, ce qui devait manquer était l’efficacité des moyens d’application et les lois restaient lettre morte simplement parce qu’elles pouvaient rester ignorées ! 66

  1. Veyne, Clientèle et corruption, par ex. p. 341.
  2. Des remarques sur le manque de volonté politique d’appliquer la loi avaient déjà été faites, à partir d’une approche moins sophistiquée, par Ernest Stein pour l’époque d’Aetius : E. Stein (éd. J.-R. Palanque), Histoire du Bas-Empire, I, Paris, 1959,

p. 339-340. Pour Stein toutefois, c’étaient les grands sénateurs, alliés d’Aetius, qui retardaient ou empêchaient l’exécution des dispositions légales voulues par les milieux les plus proches des empereurs : il fait référence à une loi qui favorisait les avocats de la préfecture du prétoire et qui aurait été mal vue des nobles qui méprisaient la bureaucratie des experts en droit, de même que mal vue, parce que contrevenant aux intérêts du milieu sénatorial, était destinée à être la loi de 440 dont nous aurons l’occasion de parler en détail dans le texte. « Il semble bien que Valentinien III ou son entourage personnel étaient seuls à prendre au sérieux la lutte contre les signes de décomposition que présentait l’État… » (Aetius faisait cause commune avec les grands seigneurs de l’aristocratie sénatoriale, qui combattaient les « tendances saines dont l’existence à la Cour est attestée par plus d’une loi de l’empereur », p. 340). Des accents critiques à l’égard de la position de Veyne dans L. Cracco Ruggini, Clientele e violenze urbane a Roma tra IVI secolo, in R. Soraci (ed.), Corruzione, cit. (n. 31), p. 7-52, ici p. 10-11.

66. Frigent iamdiu apud homines criminosos vetera decreta, quorum vigor cum latoribus suis occidit, comme Symmaque le rappelle à Flavien, avec même une pointe d’optimisme, dans une lettre centrée sur mores de legibus trahere(Ep. II, 13). Sur les recommandations extra legem, habitude largement diffusée dans les milieux aristocratiques, il suffit de voir S. Roda, Nobiltà

Dans une perspective systémique, l’obligation de la preuve devrait incomber à ceux qui soutiennent que la structure sociale dans son ensemble et dans les différentes phases historiques de l’Antiquité romaine tardive a pu tirer d’utiles aliments des privilèges, de la corruption etc., ou qu’elle n’aurait pas pu tenir debout sans eux.

Dans l’économie de mon raisonnement, j’attribue de l’importance à une constitution du Ve siècle, remarquable pour la courageuse franchise des accents qui s’y font entendre et pour les formulations par lesquelles elle enregistre et photographie l’inique répartition du fardeau fiscal et des munera publics. La Novelle 10 de Valentinien, intitulée Ne-que domum divinam neque ecclesiam aut aliquam personam a quolibet munere publico excusandam (à traduire par : « Il ne peut y avoir d’exemptions d’aucune charge publique ni pour la maison impériale ni pour l’Église ni pour qui que ce soit ») a été adressée en 441 par Valentinien III à celui qui était alors consul et préfet du prétoire pour la deuxième fois, Petronius Maximus, futur empereur aux dépens du même Valentinien III durant quelques mois du printemps 455 67. Le titre fait déjà comprendre le thème de la loi, un thème commun dans cette difficile phase historique qui voyait les efforts des autorités en vue de fédérer toutes les ressources psychologiques et matérielles disponibles. On y trouve une section qu’il convient de citer intégralement et que je traduis :

[…] par cet édit de portée universelle nous établissons pour tous, sans aucune distinction fondée sur les emplois publics, le statut personnel ou les privilèges, que l’entretien des routes publiques et autres obligations de ce genre [brève lacune] soient assurés d’une façon plus facile et sûre grâce à une sorte de concours de zèle entre tous. Les princes du temps passé et la libéralité de nos divins parents pouvaient conférer des exemptions aux personnages de rang illustre sans faire grand tort aux autres propriétaires en raison de la débordante prospérité de l’époque : encore qu’alors tout aussi bien cela ait constitué une injustice, toutefois le phénomène apparaissait plus inoffensif, étant à ses débuts ; tandis qu’au milieu des difficultés du présent, non seulement l’iniquité foncière de la chose apparaît plus évidente, mais encore ce système se révèle impossible pour des

burocratica, aristocrazia senatoria, nobiltà provinciali, in Storia di Roma III, 1, Turin 1993, p. 643-674, 658-659, n. 66 ; cf. supra,

n. 12. L’époque impériale tardive a été marquée par un désordre législatif dont les contemporains (De rebus bellicis, Symmaque, Ep. IX, 10, motivations des compilations législatives) se rendaient parfaitement compte ; cf. D. Nellen,Viri litterati. Gebildetes Beamtentum und spätrömisches Reich im Westen zwischen 284 und 385 n. Chr., Bochum, 1981, p. 128-129 ; D. Schlinkert, Between Emperor, Court and Senatorial Order: the Codification of the Codex Theodosianus, in Ancient Society, 32, 2002, p. 283294, ici p. 283.

67. PLRE II, Maximus 22.

personnes en faible nombre et les moins fortunées, qui, écrasées par le poids cumulé de leur propre imposition et de celle d’autrui, s’écrouleront complètement si la participation des individus solvables ne leur permet pas de reprendre souffle un jour. (§ 3, l. 26-34)68.

Le législateur69, après avoir introduit le thème de l’opposition entre les intérêts privés et l’intérêt général pour soutenir que ce dernier peut procéder seulement de la participation de tous à la répartition des charges, rappelle donc que les princes d’un passé même relativement récent avaient largement distribué avantages et immunités. Il fait allusion en premier lieu aux titulaires des plus hauts rangs et dignités, mais sa référence a des implications plus générales, comme du reste le laisse entendre l’intitulé de la loi : un peu plus loin, aux lignes 41-42 (§ 3), se trouve sanctionnée l’abolition de tous les privilèges garantis à la gamme entière des dignitates, aux diversae militiae collegia, à ceux qui les avaient obtenus nomine venerandae religionis. Sans pour autant atténuer la condamnation d’un système d’inégalité en lui-même injuste (quod quamvis et tunc iniustum), dans une époque définie comme opulente et à une phase initiale de la pratique, les répercussions du phénomène de distribution d’une pluie de privilèges pouvaient encore être amorties. Par contre, dans les difficultés présentes, il faut rééquilibrer les charges, en tournant le dos à une pratique totalement inacceptable, qui a déjà causé l’épuisement des forces humaines et des ressources contributives sur lesquelles l’État a besoin de s’appuyer70.

  1. […] hac edictali lege conplectimur sine ulla honorum personarum privilegiorum distinctione generaliter sancientes, ut itinerum reparatio aliaque munia huiusmodi [brève lacune] omnium certante studio, quo cum facilius tum firmius inpleantur. Haec enim superioris aetatis principes et divorum parentum nostrorum liberalitas inlustribus titulis redundantis opulentia saeculi minore aliorum possessorum pernicie conferebant: quod quamvis et tunc iniustum, tamen inter initia lenius videbatur; sub difficultate autem praesentis temporis non modo rei ipsius natura iniquum, sed et inpossibile paucis ac tenuioribus constat, qui multiplicato suae alienaeque functionis onere depressi procumbent penitus, nisi aliquando idoneorum societate respirent.
  2. Je laisse ici de côté les questions du jeu politique autour de Valentinien III. Une discussion essentielle reste celle de B. L. Twyman, Aetius and the Aristocracy, in Historia, 19, 1970,

p. 480-503.

70. Aux lignes 44-46 est affirmé le principe de la proportionnalité de l’engagement dans la chose publique par rapport au prestige et à la richesse : In qua parte quo quisque honoratior aut opulentior est, eo alacriorem publicis necessitatibus animum debet […] ; cf. aussi § 4, l. 49-50. Sur Nov. Val. 6, 3, à laquelle je me réfère aussi un peu plus loin dans le texte, cf. Twyman, Aetiuscit. (n. préc.),

p. 493 qui parle de « ridiculously low assessment » pour les sénateurs illustres. Voir également Nov. Val. 15 où le milieu possédant obtient encore des dégrèvements fiscaux, à compenser par l’institution du siliquaticum pour lesnegotiatores.

C’est là une lucide ébauche d’analyse d’un des facteurs internes de la crise, ou de l’échec de la reprise, du Ve siècle en Occident71. Le législateur semble tenter ici la carte “impopulaire” consistant à refuser le jeu des pressions politiques dans un contexte de haute conflictualité sociale72. Le concept de “nature des temps” qui rend inopportune la politique du beneficium est une idée chère à Valentinien. Elle réapparaît encore dans Nov. Val. 6, 3, adressée en 444 au comte Isidore pour le retenir de procéder à de faciles concessions ; ici, réellement, l’affirmation du principe de l’équité fiscale ne se reflète pas pleinement sur le contenu normatif : les inlustres jouissent de facilités pour l’impôt des recrues. Mais il y a, de toute façon, très peu d’exemples – avant tout, dans les sources juridiques – de comparaisons et de rétrospectives (aussi bien topiques que moralistes) qui dégagent d’une façon aussi concrète et explicite que ne le fait la Novelle 10 les responsabilités historiques des tendances précédentes de la politique sociale et fiscale impériale, en proposant maintenant d’autres solutions73. Nous en trouvons aussi un exemple dans le préambule de la Novelle de Justinien déjà évoquée, mais exprimant les choses avec moins de clarté, là

71. Pour la prédisposition de Valentinien III aux réflexions rétrospectives, voir dans Nov. Val. 32, 5 (451 apr. J.-C.) les motivations selon lesquelles la genèse de l’appauvrissement démographique des organismes citadins et judiciaires en Italie remonte aux années plutôt lointaines et ruineuses d’Alaric. Sur Nov. Val. 10, 3, brèves remarques à propos de l’expression rei ipsius natura envisagée sous des angles différents dans H. Wagner, “Rerum natura” nel periodo postclassico, in Il tardo impero. Aspetti e significati della realtà sociale nei suoi riflessi giuridici. Atti dell’Accademia Romanistica Costantiniana, 10, Naples, 1995,

p. 335-340, p. 338 ; G. Lanata, Legislazione e natura nelle novelle giustinianee, Naples, 1984, p. 196, n. 17.

72. Pour certaines implications de la sensibilité et de l’insensibilité du législateur aux pressions des groupes : T. M. Moe, The Politics of Structural Choice: Toward a Theory of Public Bureaucracy, in O. E. Williamson ed.,Organization Theory. From Chester Barnard to the Present and Beyond, New York-Oxford, 1990,

p. 116-153, ici p. 139-140 ; à l’analyse théorique des « pressions dans le système de gouvernement » est consacrée la deuxième partie de l’œuvre classique d’A. F. Bentley, Il processo di governo. Uno studio delle pressioni sociali, trad. it. Milan, 1983 (orig. Chicago, 1908). Sur le concept associé, aujourd’hui en vogue, de governance, cf. J. N. Rosenau, Governance, Order and Change in World Politics, in J. N. Rosenau – E. O. Czempiel, Governance Without Government: Order and Change in World Politics, Cambridge, 1992, p. 1-29, en particulier 4-5.

73. Une perspective de ce genre – dans un passage dont l’exégèse de Giardina, ad loc., n’aplanit pas toute les aspérités – semble caractériser un siècle plus tôt le De rebus bellicis (§ 1), là où l’Anonyme oppose la couverture appropriée que les succès militaires des temps passés procuraient à la politique étatique de dépenses “improductives” avec les distributions inconsidérées des années post-constantiniennes, destinées seulement à augmenter les guerres et les impôts (§ 1). Aucun exemple significatif dans la législation d’un “réformateur” comme Majorien.

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où sont montrées du doigt les spoliations des provincialescontribuables de la part de gouverneurs désireux de récupérer les énormes sommes déboursées pour acquérir leurs charges avec la participation complice et intéressée des empereurs d’un passé récent74.

III. L’ÉLÉPHANTIASIS DES PRIVILÈGES : TRACES DANS LA DOCUMENTATION JURIDIQUE ET LITTÉRAIRE

A. Origines tardo-impériales du phénomène

À quelle époque pouvons-nous faire remonter la superior aetas au cours de laquelle commença à se diffuser l’habitude stigmatisée par Valentinien III dans sa dixième constitution ?

Il suffit de recourir à la documentation juridique pour se rendre compte que les rescrits d’époque dioclétienne octroyaient des garanties à un nombre probablement croissant de sujets par rapport à la période précédente75. Avec Constantin la production législative a pris un développement supplémentaire et plus significatif, bien qu’elle ait maintenu un caractère fluctuant et fait l’objet de fréquentes révisions. Les pressions pour obtenir des immunités devinrent bien vite contraignantes76. Un texte comme CTh VII, 20, 2 est très clair en ce qui concerne les vétérans77.

Les vétérans au rassemblement s’écrièrent : « Constantin Auguste, pourquoi nous as-tu fait devenir vétérans, si nous ne recevons de toi aucune indulgentia ? » Constantin Auguste dit : « Il est de mon devoir d’accroître de plus en plus, et non pas de diminuer, la satisfaction de mes compagnons les vétérans. » Le vétéran Victorinus dit: « Qu’il ne soit pas permis qu’en tout lieu nous soyons requis pour des obligations liturgiques et pour des charges fiscales. »

74. Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronagecit. (n. 22), p. 168, s’interroge sur le laps de temps auquel se réfère l’expression   de cette même Nov. Iust. 8.

75. Des fragments de documentation sont présents dans F. Millar, Empire and City, Augustus to Julian: Obligations, Excuses and Status, in JRS, 73, 1983, p. 76-96, en particulier 93 s.

  1. Fergus Millar a abordé cette « key area of dispute » en faisant référence au fonctionnement des curies : cf. Millar, ibid., en particulier p. 96.
  2. Cf. G. De Bonfils, Omnes… ad implenda munia teneantur. Ebrei curie e prefetture fra IV e V secolo, Bari, 1998, p. 37-38, n. 105. Sur les exemptions des soldats, voir A. Chastagnol in Aspects de l’antiquité tardive, Rome, 1994, p. 349 s. ; table de Brigetio: AÉp. 1937, 232. Sur les soldats également, Aug., Serm. D. 15, § 4 : ‘Ecce, inquiunt, finitur labor, post paucos annos succedet otium, bene nobis erit, sumptus non deerunt, immunitas aderit, ad nullas functiones civitatum devocabimur, nemo nobis post militiae sarcinam imponet suam’. Privilèges des militaires sous le Haut-Empire dans le domaine du droit de famille : V. Scarano Ussani, Le forme del privilegio. Beneficia e privilegia tra Cesare e gli Antonini, Naples, 1992, p. 96-99.

Constantin Auguste dit : « Parle plus clairement ; quelles sont surtout les obligations dont on s’obstine à vous faire porter le poids ? » D’une seule voix les vétérans dirent : « Tu le vois toimême suffisamment. » Constantin Auguste dit : « Eh bien, qu’il soit clair qu’à compter de maintenant, en vertu de mon généreux édit, il est accordé à tous les vétérans qu’aucun d’eux ne sera requis pour des liturgies civiles ni pour des travaux publics, ni pour aucune contribution fiscale ni par les magistrats ni pour les diverses taxes […] »78.

Dans ce dialogue, les vétérans en appellent à l’indulgentia principis et obtiennent satisfaction. Rappelons-nous également que la Novelle valentinienne de 441 partiellement citée supra parle deliberalitas impériale (l. 29) 79.

C’est là un point central pour comprendre le processus en cours. Il a été quelque peu sous-estimé par la critique historique et il faudrait mieux en étudier les dynamiques. Les empereurs ont été eux-mêmes prisonniers d’une idéologie pour laquelle la légitimation de leur pouvoir, construite entre autres sur la quasi-sacralité de la situation d’intimité avec leur personne, était pour une large part déterminée par la concession de dispenses et de bénéfices à de nombreux niveaux80.

Le cas de Julien constitue l’une des (partielles) exceptions. C’est certainement sa façon de créer sa propre image qui aura influé sur sa réputation d’austérité, mais en partie seulement et de toute façon c’est là un guêpier dans lequel

  1. Adunati veterani exclamaverunt : ‘Constantine Aug., quo nos veteranos factos, si nullam indulgentiam habemus?’ Constantinus A. dixit: ‘Magis magisque conveteranis meis beatitudinem augere debeo quam minuere’. Victorinus veteranus dixit: ‘muneribus et oneribus universis locis conveniri non sinamur’. Constantinus A. dixit: ‘Apertius indica; quae sunt maxime munera, quae vos contumaciter gravant?’ Universi veterani dixerunt : ‘ipse perspicis scilicet’. Constantinus A. dixit: ‘iam nunc munificentia mea omnibus veteranis id esse concessum perspicuum sit, ne quis eorum nullo munere civili neque in operibus publicis conveniatur neque in nulla conlatione neque a magistratibus neque vectigalibus […]’.
  2. Voir également Nov. Anth. 2 (468), De confirmatione legis

D. N. Leonis A.indulgentia principalis in diversos. Sur l’usage du mot indulgentia dans le cadre de rapports entre inférieur et supérieur voir dernièrement M. Corbier, Indulgentia principis: continuità e discontinuità del vocabolario del dono, in F. Elia (éd.), Politica, retorica e simbolismo del primato: Roma e Costantinopoli (secoli IV-VII). Omaggio a Rosario SoraciAtti del Conv. Internazionale di Catania, (4-7 ottobre 2001), Catane, 2004, 2, p. 259-277 ; p. 261-262 avec renvoi à J.-M. Carrié, La “munificence” du prince. Les modes tardifs de désignation des actes impériaux et leurs antécédents, in Institutions, société et vie politique dans l’empire romain au IVsiècle ap. J.-C., Rome, 1992, p. 411-430.

80. Jones, LRE, 1, p. 526 s. ; Kelly, Emperorscit. (n. 6), p. 151.

je ne juge pas utile de m’aventurer. Un passage des Caesares de Julien (335b) est intéressant. Constantin est interrogé par Hermès sur ce qu’il a considéré dans sa vie comme son idéal. Il lui est prêté, comme réponse, le fait de se procurer une masse de biens consacrés à satisfaire, outre les siens propres, les désirs de ses amis. À en juger d’après la suite du passage, où Jésus est désacralisé en tant qu’inspirateur du prince, on peut avancer l’hypothèse que Julien ait compté les gens d’Église au nombre de ces amis de Constantin. L’utilisation gratuite du cursus publicus n’était que l’un des avantages qu’il leur avait conférés. L’habitude s’en était prolongée sous Constance II. Des voix circulaient selon lesquelles elle aurait contribué à épuiser les ressources et à alourdir l’organisation qui retombait, en premier lieu, sur les cités81.

Le caractère discontinu du témoignage documentaire empêche de suivre de moment en moment l’évolution de la

81. Toutefois, Ammien exagère quand il dit que l’empereur, en convoquant de très fréquents synodes destinés à satisfaire son goût pour les discussions dogmatiques, risqua de ruiner tout le service des transports publics : Amm., XXI, 16, 18: « Mêlant à la simplicité sans détours du culte chrétien des superstitions de vieille femme, il y suscita des zizanies sans nombre, en mettant plus de complication à l’explorer que de sérieux à le pacifier ; et il fomenta plus amplement leur progrès par des querelles de mots : tant et si bien que la circulation en tous sens de troupes d’évêques, qui usaient des transports publics en allant de synode en synode – c’est le mot qu’ils emploient –, lui fit couper les jarrets au trafic officiel lorsqu’il tenta d’entraîner toute la secte à suivre son bon plaisir » (Christianam religionem absolutam et simplicem anili superstitione confundens, in qua scrutanda perplexius quam componenda gravius excitavit discidia plurima, quae progressa fusius aluit concertatione verborum, ut, catervis antistitum iumentis publicis ultro citroque discurrentibus per synodos (quas appellant), dum ritum omnem ad suum trahere conatur arbitrium, rei vehiculariae succideret nervos, trad. J. Fontaine) ; sur ce passage je rencontre dans le même sens que moi Barnes, Ammianus Marcellinuscit. (n. 11), p. 88-90. Cf. Eus., HE X, 5, 23 ; Lib., Or. 18, 143 ; CTh VIII, 5, 12 sur la réforme de Julien (en général voir le titre CTh VIII, 5 sur les autorisations d’utiliser le cursus publicus et les privilèges) ; sur les donations à l’Église et aux ecclésiastiques, en particulier celles de Constantin,

R. Lizzi Testa, I vescovi e i ‘potentes’ della terra: definizione e limite del ruolo episcopale nelle due ‘partes imperii’ fra IV e V secolo d.C., in L’évêque dans la cité du IVau Vsiècle. Actes de la table ronde organisée par l’Istituto Patristico Augustinianum et l’École Française de Rome (1-2 déc. 1995), Rome, 1998,

p. 88, n. 17 ; Ead., Come e dove reclutare i chierici? I problemi del vescovo Agostino, in F. E. Consolino (ed.), L’adorabile vescovo di IpponaAtti del Convegno di Paola (24-25 maggio 2000)Soverìa Mannelli, 2001, p. 83-216, en particulier p. 188194 ; W. Liebeschuetz, The Decline and Fall of the Roman City, Oxford, 2001, p. 139-140 ; P. Brown, Povertà e leadership nel tardo impero romano, trad. it. Rome-Bari, 2001, p. 43-44 ; 105. Nov. Val. 3, 1 témoigne du gonflement des effectifs du clergé au Ve siècle, aux dépens de la démographie curiale.

législation en matière de privilèges82. Vu dans sa morphologie d’ensemble, l’exercice de la magnanimité impériale, dans la forme institutionnelle plus que matériellement évergétique, a subi une perte de contrôle.

Au premier rang de ceux qui ont vu augmenter les subsides dont ils bénéficiaient déjà ou qui en ont acquis de nouveaux, il y avait les militaires, une bonne partie des cadres de la bureaucratie centrale et périphérique, les membres de certains corpora (en contrepartie, toutefois, de limitations à leur liberté personnelle), bref, les groupes sociaux dont dépendait de la façon la plus tangible la survie de l’organisme étatique, ceux dont le pouvoir central percevait distinctement qu’il se devait de les favoriser pour cette raison justement83.

Mais c’est aussi le traitement des professions libérales qui s’est amélioré d’une façon notable. L’enseignement de la médecine comme d’autres disciplines de ce genre a été encouragé par Constantin, puis ses successeurs, y compris par des prérogatives garanties aux membres de la famille de ceux qui exerçaient de semblables activités84. Au nom de

  1. G. G. Archi, Teodosio II e la sua codificazione, Naples, 1976, rappelle la diffusion de l’obreptio et subreptio, c’est-à-dire de l’obtention irrégulière de rescrits contenant des faveurs, ainsi que la réaction législative en la matière, par ex. (dernières décennies du IVe siècle) CTh XII, 1, 71 ; XIII, 3, 13 ; XVI, 5, 6 (p. 7879) ; cf. également I, 9, 2 ; VI, 27, 14 etc. Dans CTh X, 10, 15 se trouve une référence significative à l’inverecunda petentum inhiatio (terme très rare généralement traduit par « avidité » ; cf. HAGall. 9, 5 avec le sens d’ “ébahissement”) comme attitude ayant pour effet de “contraindre” les empereurs à accorder des privilèges, dans le cas cité la possibilité de puiser dans les biens des condamnés à mort (p. 80-81).
  2. Un exemple de l’idée selon laquelle il faut favoriser les catégories indispensables à la vie de l’État : Nov. Val. 22 ; de la même façon, CJ II, 7, 14 (469 apr. J.-C.) : les avocats, auxquels on promet des privilèges, sont dits contribuer à la prospérité publique de la même façon que ceux qui proeliis atque vulneribus patriam parentesque salvarent. Sur les privilèges des appareils de cour, voir, pour se limiter à un titre, Delmaire, Institutionscit. (n. 49),

p. 24 s. et passim. Pour les militaires voir supra, n. 77. Corpora défendus par le praefectus urbi Romae : Symm., Rel. 14 ; Rel. 44 ; privilèges des navicularii romains et provinciaux, J.-P. Waltzing, Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains depuis les origines jusqu’à la chute de l’Empire d’Occident, vol. I-IV, Louvain, 1895-1900, II, p. 26-58.

84. Sur les médecins et leurs privilèges, voir K. H. Below, Der Arzt im römischen Recht, in Münchener Beiträge zur Papyrusforschung und antiken Rechtsgeschichte, 37, 1953, p. 22 s. ; les sources tardoantiques sont énumérées par A. Pellizzari, Commento storico al libro III dell’epistolario di Q. Aurelio Simmaco, Pise, 1998, p. 142-146. Une recherche systématique est celle d’E. Germino, Medici e professores nella legislazione costantiniana, in Studia et Documenta Historiae et Iuris, 69, 2003, p. 185-246, centrée sur l’examen de CTh XIII, 3, 1 et de CTh XIII, 3, 3 ; cf. CJ X, 53, 6 ; voir Germino, Scuolacit. (n. 22), p. 163, n. 66 (Constantin avait « augmenté démesurément les immunités et

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l’aequitas et de la mansuetudo, le même Julien jugea bon, pour les archiatri, sans tenir compte de leur confession religieuse, de reconduire les traitements de faveur déjà prévus85. Dans le même temps les cursus politiques pouvaient ouvrir les meilleures perspectives à des archiatri et autres personnages qui s’étaient assuré réputation et titres en exerçant la profession médicale surtout dans les grands centres urbains, où ils avaient fréquemment tissé des relations importantes86. Naturellement on ne se limitait pas aux médecins. Des bénéfices (et des postes dans l’administration impériale) furent attribués à des rhéteurs, à des grammairiens, à des historiens, à des enseignants de droit, à des avocats, à des philosophes.

R. A. Kaster – qui part de la situation sous le Haut-Empire, époque également où les souverains plus d’une fois tendaient à rassurer par des ratifications et confirmations ceux qui faisaient pression par crainte de perdre leurs droits et avantages87 – admet, d’une façon réconfortante pour moi, que « such subsidies became more widespread over time »88.

les privilèges accordés aux hommes de culture » ; cf. également

G. Coppola, Cultura e potere. Il lavoro intellettuale nel mondo romano, Milan, 1994, p. 412 s. Sur le caractère héréditaire des beneficia pour des personnes qui avaient obtenu des dignités honorifiques, cf. Millar, Empire, cit. (n. 75), p. 94.

85. CTh XIII, 3, 4 ; Iul., Ep. 75b ; cf. E. Germino, Scuolacit.

(n. 22), p. 91-92 ; 95-96. Les médecins, précisément, distingués parmi les professeurs d’arts libéraux, continuaient dans les premières décennies du Ve siècle à recevoir des princes des avantages en ligne de continuité déclarée avec leurs prédécesseurs : CTh XIII, 3, 17 (369) ; Germino, ibid., p. 178.

  1. Le cas de Vindicianus, devenu proconsul (comme nous l’apprenons des Confessions d’Augustin, IV, 3, 5), est l’un des plus connus, sans être bien entendu l’unique ; cf. Symm., Ep. I, 66 ; III, 37 ; Them., Or. 11, 16.
  2. C’est le célèbre sénateur de l’époque de Trajan, Frontin, qui signale la peur (metus) de ceux qui craignaient justement, en particulier à l’occasion des changements de régime, de se voir privés de droits et de concessions par ailleurs non périmés. Sur ces questions, voir l’article magistral de R. Orestano, La durata della validità dei ‘privilegia’ e ‘beneficia’ nel diritto romano classico, in Studi in onore di Salvatore Riccobono, 3, Palerme, 1936, p. 473-487, spéc. p. 475.
  3. Groupes privilégiés sous le Haut-Empire, cf. V. Scarano Ussani, Forme del privilegiocit. (n. 77), p. 15-16 et passim. Sur les enseignants comme groupe privilégié voir CTh XIII, 3: titre De medicis et professoribus, cf. en particulier CTh XIII, 3, 16-19 (lois émises entre 414 et 428) dans lesquelles on augmente les immunités, honneurs et privilèges (y compris ceux des philosophiae praeceptores), en les étendant aux membres de leurs familles ;

S. F. Bonner, The Edict of Gratian on the Remuneration of Teachers, in American Journal of Philology, 86, 1965, p. 117-137 ;

P. Rivolta Tiberga, Commento storico al libro V dell’epistolario di

Q. Aurelio Simmaco, Pise, 1992, p. 137-138 ; quelque holà fut mis au processus d’extension des faveurs à l’époque théodosienne : Symm., Ep. V, 35 ; CTh XII, 1, 98. Avantages pour les avocats,

B. Formes prises par le phénomène

Les salaires élevés destinés à récompenser les métiers les plus remarquables du point de vue culturel autant que par leur utilité sociale (necessariae artes : voir la note 88) étaient considérés comme la preuve de la prospérité de l’État romain : « Vous savez, en effet, que l’art se nourrit d’honneurs et qu’un État prouve sa prospérité en versant de riches gratifications aux maîtres de l’enseignement » (Symm., Ep. I, 79, au fils d’Ausone Hesperius, trad. J.-P. Callu)89. Un exemplum epistulae de Valérien contenu dans

spécialement ceux qui exercent dans les tribunaux impériaux : CTh II, 10, 1-2 ; Nov. Theod. 10 ; Nov. Val. 2, 2 ; Nov. Val. 32, 7. Sur ces problèmes aussi est essentiel R. A. Kaster, Guardians of Language. The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley-LosAngeles-Londres,1988 :p. 228pourlacitationdansmon texte ; p. 99 s. pour la mobilité sociale des grammatici ; p. 124 sur le métier d’avocat comme métier gagnant en importance (cf. Nov. Val.2, 2 et CJ II, 8, 27, 1-2, de 506, activité indispensable à la survie d’une vie sociale ordonnée et rémunérations aussi pour les fils des fori patronos) ; p. 224-225 sur l’enseignement comme necessaria ars, à égalité avec les associations “corporatives”. Le thème de l’utilité pour l’État des rhéteurs, grammatici, médecins est déjà retenu par Vespasien : FIRA, I.2, 73 ; Coppola, Culturacit. (n. 84), p. 414-417. Sur l’absence, à l’époque constantinienne, d’un numerus clausus limitant l’octroi d’immunités aux médecins des diverses cités, comme disposaient les directives du Haut-Empire, voir Germino, Medici, cit. (n. 84), p. 214-218.

89. Scis enim bonas artes honore nutriri atque hoc specimen florentis esse reip(ublicae), ut disciplinarum professoribus praemia opulenta pendantur. D. Nellen, Viri litteraticit. (n. 66) ; rétributions pour les poètes : Al. Cameron,Wandering Poets: a Literary Movement in Byzantine Egypt‚ in Historia, 14, 1965‚

p.
470-509, ici p. 477-478 et n. 45. Salaires des bureaucrates : Caimi, Burocraziacit. (n. 33), p. 36-37 ; 49 (salaires modestes dans l’ensemble, à la lumière de Jean Lydus et des sources législatives ; « disproportions abyssales », mais le décuple gagné par les préfets du prétoire par rapport à ses conseillers, et des différences de l’ordre de 1000 à 1 entre les préfets et les simples officiales de rang inférieur sont peut-être plus élevés, mais certainement pas dans une proportion exagérée en termes d’éventail des revenus, par rapport à la différence entre les responsabilités de direction aux plus hauts niveaux et les emplois les moins qualifiés de la gamme d’exécution dans les sociétés industrialisées, dans le privé, cela va sans dire, mais même dans le secteur public) ; ibid.,
p.
209, sur les gains des cornicularii, progressivement diminués à en croire Lydus, III, 25 ; voir en outre Puliatti, Ricerchecit.

(n. 55), en particulier p. 90-97 ; Kelly, Ruling, p. 64-68. Rapport entre traitements et privilèges ou considération sociale: Pan. Lat. 5,§ 11 ;14 ;Amm.,XXII,5,9-10 ;pourlarichessedel’État inséparable de celle des particuliers qui le composent, je me suis livré à quelques considérations dans mon commentaire du second livre des lettres de Symmaque, p. 340.

90. Vellemus quidem singulis quibusque devotissimis rei publicae viris multo maiora deferre compendia, quam eorum dignitas postulat, maxime ubi honorem vita commendat – debet enim quid praeter dignitatem pretium esse meritorum –, sed facit rigor publicus, ut accipere de provinciarum inlationibus ultra ordinis sui gradum nemo plus possit.

l’Historia Augusta atteste en tout cas que les limites posées aux rentrées fiscales devaient constituer un barrage objectif à l’extension des pretia meritorum (encore le terme meritum, ici au sens de bonne conduite du fonctionnaire) :

Nous voudrions assurément accorder à chacun des serviteurs les plus zélés de l’État un gain infiniment plus élevé que ne l’exige leur dignité, surtout lorsque leur conduite honore leur fonction – il convient en effet qu’indépendamment de la dignité le mérite soit récompensé –, mais la rigueur dans les affaires publiques a pour conséquence que personne ne peut recevoir des contributions versées par les provinces plus que ne le comporte l’échelon de son rang. (HA, Aurel. 9, 2, trad. F. Paschoud)90.

Cela ne faisait pas oublier l’idéal constitué par l’opportunité de récompenses spéciales pour tous les serviteurs très dévoués – devotissimi – de l’État ; naturellement, je ne me réfère pas seulement à l’aspect strictement et directement économique. Dans le panégyrique de Pacatus (§ 20, 1), on dit de Théodose qu’il voulait distribuer plus d’honores qu’il n’y avait de postes disponibles91. Si telle était l’attitude dominante, on comprend le risque menaçant d’une inflation des charges et des titres hiérarchiques fictifs – par eux-mêmes garants de prérogatives statutaires supplémentaires92 – et la présence de “listes de placement” des surnuméraires (supernumerarii) en attente.

L’importance numérique de ce dernier groupe ne peut être calculée avec exactitude93, mais elle pourrait avoir largement

  1. « Quand avec une égale générosité tu voulais distribuer plus d’honneurs que ne l’admettaient les places disponibles, quand les possibilités étaient moins larges que ta volonté, et que ton pouvoir impérial, si étendu qu’il fût, ne l’était pas assez pour tes projets, celui que tu n’élevais pas encore à quelque dignité, tu le consolais par ton estime » (Pari benignitate cum plures adficere honoribus velles quam honorum loca admitterent et angustior esset materia voluntate nec mentem tuam quamvis diffusum caperet imperium, quem nondum aliquo provexisti gradu tamen dignatione solatus es ; trad. Galletier).
  2. Tendance à atténuer l’impact des mesures prises : qu’on pense aux exemptions des munera sordida et extraordinaria retirées aux clarissimi vers la fin du IVe siècle et réactivées pour les illustres au début du Ve siècle : Delmaire, Institutionscit. (n. 49),
p.
16-18. Mouvement de balançoire des exemptions d’ “impôts” sénatoriaux, entre IVet Ve siècle : voir Delmaire, ibid., p. 114,
n.
56, avec à la fin un rétablissement des privilèges (par référence spécifique, toutefois, aux agentes in rebus). Honneurs imaginarii et privilèges : P. Petit, Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle, Paris, 1955, p. 335 ; Veyne, Clientèle et corruption,
p.
340 ; 347.

93. De même que, du reste, nous ne pouvons évaluer qu’approximativement le nombre total des employés et fonctionnaires d’État durant l’Antiquité tardive. C. Kelly, Emperorscit. (n. 6),

p. 163, n. 132 ; Ruling, p. 115 ; p. 269, n. 3, observe qu’à l’époque de plus grand développement de la bureaucratie impériale romaine le total des salariés se serait élevé à 30-35 mille personnes ; cf. T.F.C. Carney, Bureaucracy in Traditional Society:

dépassé le millier de personnes, en additionnant ceux qui aspiraient à remplir un emploi dans les services ou dans les scrinia du palais, dans les bureaux militaires et dans ceux des gouverneurs provinciaux. En général on considère que ces surnuméraires étaient, à titre exceptionnel seulement, engagés dans l’emploi précaire, et qu’ils n’étaient pas salariés : que ce soit pour cette raison ou pour entrer dans une carrière proprement dite, ils faisaient à leur tour pression pour accélérer la relève chez les cadres94. Je ne suis pas en mesure d’asseoir sur la documentation ce qui est apparu à Jones et qui m’apparaît à moi aussi comme une hypothèse vraisemblable, au vu de semblables prémices : qu’il y ait eu effectivement une accumulation relativement rapide de départs du travail, entraînant pour l’État une surcharge de dépenses de type assistanciel, provoquée par des traitements avantageux prenant surtout la forme de riches primes de retraite comprises comme indemnités de vieillesse95.

Romano-Byzantine Bureaucracies Viewed from Within, 1, Lawrence, 1971, p. 89-102 pour le développement sous Dioclétien et Constantin. La comparaison (Kelly, ibid.) avec des appareils d’État modernes comme celui de la Grande-Bretagne, pourvus d’un nombre de bureaucrates incomparablement plus élevé proportionnellement aux dimensions territoriales et au nombre d’habitants, n’a qu’une valeur indicative, trop nombreux étant les changements intervenus dans le rapport entre les citoyens et l’État, dans les besoins collectifs et dans les services demandés à l’État ; Kelly s’en rend compte lui-même, ibid.: « Of course, modern Western governments are much more ambitious in the scale and the scope of their regulation ».

94. Les supernumerarii ne percevaient pas de salaire pour Jones, LRE, p. 585 ; sur leur pression en faveur de départs à la retraite rapides et anticipés : ibid., p. 571 ; 598. Cf. CJ XII, 19, 7 (444 apr. J.-C.) ; Lyd., mag. III, 6 ; R. Morosi, L’officium del prefetto del pretorio nel VI secolo, in Romano Barbarica, 2, 1977, p. 104148, ici p. 137-138 ; Caimi, Burocraziacit. (n. 33), p. 45. Voir également Kelly, Ruling, p. 93: supernumerarii, « officials […] who processed surplus work and competed for established posts as they arose. Their annual income consisted entirely of fees » ; cf. Kelly, ibid., p. 92 (contre l’idée de rotations rapides) ; 189 ;

213. Pour l’organisation des sorties de fonction et d’entrées en poste des officiales (en particulier ceux de la préfecture du prétoire) à l’époque ostrogothique, supra, n. 20.

95. C’était là une difficulté typique du budget public romain, qui avait une longue histoire, mais qui dut connaître de nouveaux développements à l’époque tardoantique en prenant des caractéristiques dont je suis porté à penser qu’elles ont été plutôt funestes. Avantages des bureaucrates à la retraite : CTh VI, 36, 1 = CJ XII, 30, 1 (326) ; CTh VI, 35, 8 (369) ; Kelly, Ruling, p. 188. Voir également, par ex., Sidon., Ep. V, 7, 3 (qui utilise le terme discinctus, c.-à-d. ayant déposé le cingulum ; cf. CTh VIII, 7, 20 del 415) ; Cass., Var. XI, 35. Jean Lydus (de magistratibus) nous parle, encore que d’une façon souvent alambiquée et allusive, des situations plus tardives ; il semble parfois attester une capacité de gestion financière autonome dans chaque département (avec, toutefois, référence particulière au bureau préfectoral), en sorte que, même pour le chapitre de dépenses relatif aux départs et mises à la retraite, les ministères centraux n’étaient pas impliqués.

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Une bonne preuve a contrario de la pesanteur des dépenses improductives destinées à financer la survivance d’un système de l’emploi désormais difficilement remplaçable dans son ensemble mais également fauteur de gaspillages et inefficace, réside précisément dans la présence attestée par les sources d’informations sur les “coupes budgétaires” réalisées dans ce domaine par les empereurs. Voyons-en quelques-unes.

Alexandre Sévère aurait effectué une soigneuse purgatio à l’égard des administrateurs, des ordres supérieurs, des militaires aux mauvaises manières, des palatins inutiles :

Puis il s’engagea par serment à ne pas recruter de personnels exemptés de service, c’est-à-dire des surnuméraires, pour que le montant de leurs rations n’alourdisse pas les charges de l’État. Il qualifiait en effet de fléau public un empereur qui engraisserait de la substance des provinciaux des hommes aussi peu nécessaires qu’utiles à l’État. (HA, Al. Sev. 15, 3 ; trad. A. Chastagnol modifiée)96.

La référence aux annones dans ce passage de la Vie d’Alexandre Sévère, à lui tout seul, remet sérieusement en question la thèse qui veut que les surnuméraires n’aient reçu aucune forme de remboursement ou de “jeton” jusqu’au moment où ils entraient effectivement en fonction.

Cette conscience du problème de dysfonctionnement des appareils et de la croissance des couches parasitaires dont le financement allait inévitablement retomber sur les impôts provinciaux levés par les curies (ainsi faut-il comprendre la métaphore ex visceribus provincialium), nous la constatons encore dans un autre passage de l’Historia Augusta à mettre en parallèle avec le précédent :

Il existe de lui [= Valérien] une autre lettre dans laquelle il remercie Ballista : il y déclare avoir appris de lui l’art

Lyd., Mag. III, 66-67 sur les méthodes traditionnelles de couverture des dépenses tois pauomenois ton ponon, à ce qu’il semble des rentrées procurées par les sommes versées par les nombreux tachigraphes qui entraient chaque année en fonction ; cf. III, 13. En 444, CJ XII, 19, 7, 2-3 semble intervenir pour faire peser sur les nouveaux entrés les dépenses du départ des chefs de département, cf. Kelly, Ruling, p. 101. Sinécures : Jean Lydus, III, 21. Kelly, affirme résolument l’absence de toute forme de “fonds de pension” à la charge de l’État : Ruling, p. 66. À ce qui a été dit précédemment, il faut ajouter, et souligner une fois encore, que les congés de fin de service garantissaient des privilèges formels, des titulatures spéciales, etc., qui pouvaient à leur tour procurer des avantages de type matériel ; sur le départ de Jean Lydus de son officium et les distinctions reçues à cette occasion, voir Lyd., III, 30 ; A. C. Bandy, Ioannes Lydus. On powers, or the Magistracies of the Roman State, Philadelphie, 1983, p. XXII ; Caimi, Burocraziacit. (n. 33), p. 81-82.

96. Iure iurando deinde se constrinxit, ne quem adscriptum, id est vacantivum, haberet, ne annonis rem p(ublicam) gravaret, dicens malum publicum esse imperatorem, qui ex visceribus provincialium homines non necessarios nec rei p(ublicae) utiles pasceret. — Cf. CTh VI, 24, 1 (362 apr. J.-C.).

de gouverner l’État et se félicite de n’avoir eu, grâce à lui, ni tribun surnuméraire – c’est-à-dire sans fonction réelle –, ni garde du corps qui ne remplît vraiment son office, ni soldat qui ne combattît pour de bon. (HA, Tyr. Trig. 18, 11 ; trad. A. Chastagnol)97.

Ici c’est Valérien qui attribue aux praecepta gubernandae rei p. de son proche collaborateur Ballista, déjà loué (HA, Tyr. Trig. 18, 6-10) pour ses dispositiones dans le domaine des réquisitions et de la politique fiscale, le mérite d’avoir résorbé le poids représenté pour le gouvernement par les vacantes-surnuméraires.

C’étaient les milieux sénatoriaux de haut niveau, ceux-là même qui ont composé le recueil de biographies impériales, qui manifestaient les opinions que je suis en train de mentionner, opinions qui révèlent entre autres une bonne familiarité avec les affaires du budget central et avec les effectifs de la fonction publique. Il s’agit de points de vue qui, pour nous, ne perdent rien de leur intérêt même quand ils reprennent d’autres sources ou que, de toute façon, ils fournissent des informations fiables quoique projetées sur des situations historiques largement antérieures. D’autre part, on comprend facilement que ce soit dans ces milieux qu’aient pris naissance des médiations visant à protéger des clients-fonctionnaires publics, le cas échéant pour défendre l’absentéisme, contre des mises à l’écart jugées unilatéralement injustes, et qu’aient germé d’autres éléments de mauvaise gestion des affaires publiques (même des dispositions dignes d’un système social évolué, comme les périodes de congé, la libération du travail actif et de certains munera corporalia pour cause de maladie, admises à l’intérieur de limites fixées par la loi, pouvaient devenir l’objet de spéculations et de combines)98. La chose est facile à comprendre si l’on considère le double plan sous lequel on peut l’envisager : d’un côté, la formulation de sains principes de théorie administrative, toujours rédigés en fonction des finalités propres à une œuvre historique aussi particulière que l’était l’Historia Augusta, c’est-à-dire intégrés aux exigences concrètes des intérêts de groupe, qui exprimaient une attitude négative de l’aristocratie sénatoriale à l’égard de la prolifération de la bureaucratie ; de l’autre,

  1. Est et alia eius epistula, qua gratias Bal<l>istae a<g>it, in qua docet sibi praecepta gubernandae rei p. ab eodem data, gaudens, quod eius consilio nullum adscripticium – id est vacantem – ha-beret tribunum, nullum stipatorem, qui non vere aliquid ageret, nullum militem, qui non vere pugnaret.
  2. De Bonfils, Omnescit. (n. 77), p. 34-35 ; S. Roda, Un caso di assenteismo nei quadri della burocrazia imperiale alla fine del IV secolo d.C., in Index, 15, 1987, p. 367-379 ; Symm., Ep. I,30 ; IV, 43 ; VII, 53 ; VII, 89 (certificats de maladie) ; VIII, 12 ; IX, 5 ; IX, 59 ; Greg. Naz., Ep. 228.Absentéisme dans le Codex Theodosianus VI, 30, 16 (399) ; I, 10, 5 (400) ; VII, 12 (tit. de commeatu). Des allusions à des congés d’invalidité et/ou de maladie se rencontrent chez Cassiodore : Var. V, 36 ; IX, 6 ; cf. XI, 10.

les pratiques comportementales auxquelles il n’était pas question de renoncer, vues “de l’intérieur” et situées dans le réseau des relations interpersonnelles, poursuivaient des routes indépendantes et aux effets dans une certaine mesure contraires à ces mêmes principes.

Comme je l’ai dit, le fait que l’importance numérique des divers compartiments étatiques ait été perçue par les empereurs comme excessive constitue un indicateur supplémentaire à prendre en compte dans ma reconstruction. Ici, inévitablement, on pensera à Julien, mais des souverains du IVe siècle avancé et des époques suivantes ont également tenté de la contrôler et de la réduire, non sans s’exposer à de fortes oppositions99.

Dans de nombreux cas une défense corporative était assurée par de puissants chefs de bureau. Les mesures de renforcement ou de confirmation des droits acquis, contre toute tentation de les réviser, étaient souvent suggérées par les grands dignitaires du palais, qui finissaient par adopter des attitudes de type patronal à l’égard de leurs subordonnés. L’époque de Valentinien IIIest une fois de plus instructive. En ce qui concerne les mises à la retraite, le dispositif de la Novelle de Valentinien 22 prévoit que les membres du staff des préfets du prétoire, à leur demande et au vu de documents justificatifs de la plume du préfet en charge, avaient droit à la retraite anticipée ou au transfert dans d’autres bureaux, avec l’unique limitation (mais dans quelle mesure était-elle observée ?) d’être soumis pour une période de cinq ans à d’éventuelles procédures de contrôle sur la régularité des conditions requises. Également, dans la même période, la confirmation des prérogatives des agentes in rebus fut garantie grâce à la suggestio du magister officiorum (Nov. Val. 28). De même encore, dans une autre circonstance, les comites centraux eurent beau jeu, avec le soutien du nouveau préfet Paterius allié avec eux, d’adoucir des mesures réprimant les abus des palatins dans les provinces, très peu d’années après l’émission de ces mêmes mesures, en intervenant avec un esprit de décision insolent vis-à-vis de l’empereur.

Récupérer la juridiction sur leurs subordonnés constituait une garantie quasi absolue de laxisme (Nov. Val. 7, 2 s’opposant à Nov. Val. 7, 1). Un législateur hardi était rendu inoffensif par la menace de se voir privé de l’appui des forces dont dépendait la stabilité de son régime. Même si ces forces ne réussissaient pas à imposer des lignes “stratégiques” de gouvernement, elles étaient toutefois en mesure de résister aux réformes par des veto politiques et d’imposer leur ligne dans tel ou tel moment décisionnel. C’est ce qu’on peut voir avec la Novelle 4 de 440, venant après la Novelle 10 de 441 déjà commentée. Si tant est que, sur la trace de tentatives précédentes, elle ait à son tour exprimé un projet100 tendant à redonner efficacité aux levées fiscales à travers l’élimination

  1. Sources chez Kelly, Ruling, p. 40 et 254, n. 41.
  2. Projet dont il serait assurément important de comprendre les présupposés politiques et sociaux.

des exemptions de l’aristocratie possédante et le rétablissement du principe selon lequel des privilèges particuliers ne pouvaient être préférés aux privilèges généraux (specialia beneficia generalibus praeferenda), eh bien, pour autant que tout cela soit vrai, le blocage de ce projet a été fortement voulu par les factions dominantes du sénat qui obtinrent à partir de 442 une position hégémonique à l’intérieur de l’establishment impérial101.

C. Les curiales dans le contexte

Au sein des élites tardo-impériales, c’est une situation dans l’ensemble incommode que vécurent les curiales, catégorie dont il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue les stratifications et la vitalité changeante selon les contextes considérés. Les sources rapportent avec insistance l’exigence accrue à laquelle le pouvoir central soumit les structures citadines. Il convient toutefois de remarquer, comme cela a été fait, un dédoublement d’image, de perspectives opposées quant au rôle fiscal des curies et de leurs membres à l’époque qui nous intéresse : le curiale victime et bourreau, les responsabilités fiscales des curies comme raison de leur crise mais en même temps de leur existence102. Les cités visaient à remédier aux difficultés en liant aux obligations tous ceux sur qui on pouvait mettre la main, si possible même les individus exonérés. Ammien Marcellin ne se montrait pas très compréhensif dans sa façon de juger des initiatives de coercition de ce genre, tolérées par Julien. Et il convient d’observer qu’il le fait au nom de motivations vraisemblablement non appréciées dans le milieu local ; et Ammien est vu ordinairement comme un homme d’extraction curiale : « Non moins insupportable [entendons : que la loi contre les enseignants chrétiens] fut également la loi qui laissait injustement agréger aux curies de sénateurs municipaux soit des personnes étrangères à la ville, soit des gens fort éloignés de telles collectivités par leurs privilèges ou leur naissance » (Amm. XXV, 4, 21, trad. J. Fontaine) 103.

  1. Deux lois sont indicatives à cet égard : Nov. Val. 6, 3 (444) ; Nov. Val. 15 (445). Cf. déjà Symm., Rel. 38.
  2. C. Lepelley, “Tot curiales, tot tyranni”. L’image du décurion oppresseur au Bas-Empire, in Crise et redressement dans les provinces européennes de l’empire (milieu du IIIe -milieu du IVe siècle après J.-C.), Strasbourg, 1983, p. 143-156 ; pour la formulation à laquelle je fais allusion dans mon texte, voir

R. Delmaire, Cités et fiscalité au Bas-Empire. A propos du rôle des curiales dans la levée des impôts, in Fin de la cité antiquecit. (n. 12), p. 59-70 (ici p. 66).

103. Illud quoque itidem parum ferendum, quod municipalium ordinum coetibus, patiebatur iniuste quosdam annecti vel peregrinos, vel ab his consortiis privilegiis aut origine longe discretos ; cf. Amm., XXII, 9, 12, où le même thème (assorti de semblables accents peu flatteurs à l’égard des curiales) s’enrichit du signalement de nouveaux circuits de marchandage qui s’ouvraient. Sur les origines d’Ammien, J. Matthews, The Roman Empire of Ammianus, Londres, 1989, p. 78-80 (pour la thèse d’une immigration

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À propos de curies et d’exemptions, ce sujet demande à être mis en rapport avec un point traité précédemment. Ces exemptions pouvaient s’obtenir comme effet de postes dans la militia qui garantissaient le bénéfice d’immunités spécifiques qu’il pouvait par conséquent valoir la peine d’acheter. Les constitutions impériales disposent le plus sou-vent la limitation des immunités qui finissaient par lézarder l’organisation des curies municipales ; mais les obstacles légaux introduits étaient fréquemment rendus caducs par des exceptions et des dérogations normatives fondées sur le principe que ceux qui étaient entrés dans un emploi public pour y travailler pendant un certain nombre d’années se trouvaient considérablement protégés par la reconnaissance de leur position administrative104. Dans le cas des titulaires de dignités purement honorifiques achetées ou acquises d’une façon subreptice, la législation oscilla en cherchant des routes alternatives, possibles mais de compromis, en incitant plus d’une fois au retour dans les curies d’appartenance pour y accomplir les devoirs municipaux, tout en conservant cependant les titres des dignités obtenues105.

IV. ÉPILOGUEOU DE LA FRACTURE ENTRE CONSENSUS POLITIQUE ET EXIGENCES ADMINISTRATIVES

J’en viens à recomposer, avec quelques brèves gloses, les membra un peu disjecta des sujets traités. Si l’Occident des IVeVe siècles a été privilégié en tant qu’observatoire (sans pour autant exclure totalement la réalité byzantine, bien entendu, qui fournit fréquemment une documentation intéressante permettant d’importants rapprochements) c’est à cause de la meilleure visibilité avec laquelle l’aggravation de la crise du rapport entre État et société impériale romaine s’y est manifestée dans ses diverses composantes, avec en outre, dans la date de 476 apr. J.-C., un premier aboutissement plus ou moins retentissant mais de toute façon reconnaissable. Au titre donné à l’article, quelque ambitieux qu’il soit dans la question qu’il pose, j’ai choisi de ne pas renoncer dans la mesure où il me paraît poser sans ambiguïté un problème réel. Dans l’hypothèse même où aurait existé une solution possible à la crise, demeurée cachée dans les arcanes de l’histoire, à l’épreuve des faits

à Antioche du père de l’historien) ; Barnes, Ammianus Marcellinuscit. (n. 11), p. 58-59 tient pour acquise l’origine locale sur la base de ces passages, mais dit que sa famille avait obtenu (à travers la militia) un rang qui procurait des exemptions. Sans avoir étudié la question, je suis d’avis que l’origine curiale d’Ammien n’est pas prouvée.

  1. Par ex. CTh XII, 1, 31, contra CTh XII, 1, 37, selon quoi aucune praerogativa temporis n’est plus valable ; puis de nouveau CTh XII, 1, 38, contra CTh VII, 21, 2 (même si pour l’ordre chronologique de ces deux dernières lois existent des divergences d’opinion).
  2. CTh XII, 1, 41 ; 42, manentibus dignitatibus, quas suffragio meruerunt.

il est manifeste que les autorités centrales, ni sur le plan des choix politico-administratifs ni sur celui des méthodes de gouvernement, n’ont su la trouver, ou la mettre en application, ou l’imposer. Ils sont demeurés incapables de donner des réponses résolument innovatrices et courageuses aux graves et urgents problèmes de l’époque106.

J’ai évoqué un peu plus haut certains exemples à propos de la large acceptation de la notion de droit acquis, une notion du reste très fréquemment accréditée, dans la pratique, par les empereurs eux-mêmes et par leurs hommes de confiance. Cette notion a des retombées sur la façon de voir les politiques réformatrices – même celles qui sont le plus largement jugées indispensables – dont l’échec est souvent la résultante du conflit difficile à régler entre nécessité du changement et refus d’en assumer individuellement les conséquences, en opposant de solides barrages au changement même107.

La difficulté à réformer les structures de l’organisation publique a donc été un aspect décisif de l’histoire politique et administrative de l’Empire romain tardif. J’ai cherché à décrire quelques-uns des mécanismes concrets et des causes de ces difficultés, à mon sens pas encore suffisamment analysés dans les études actuelles. À cette fin, l’objectif a été aussi de chercher à identifier dans leurs rapports réciproques tous les facteurs en jeu de façon à fournir une synthèse suffisamment exhaustive et équilibrée.

  1. Claudia Moatti, dans une communication personnelle dont je la remercie, m’a invité à envisager un rapprochement possible entre certaines directions du présent travail et l’analyse développée par Christian Meier dans “Res publica amissa”. Eine Studie zu Verfassung und Geschichte der späten römischen Republik, Wiesbaden 19882. Bien entendu l’enquête de Meier a des objectifs et une épaisseur investigative beaucoup plus amples et importants que ce que j’ai cherché à examiner ici. Il est vrai, cependant, du moins pour ce qui est des problèmes posés, que mes interrogations manifestent des parallélismes avec certaines de celles qui ont été tracées pour le dernier siècle de la République romaine par l’illustre savant allemand : le thème des conditions et des durées de vie de l’organisation étatique et celui de la chute de ces conditions, la question théorique (R. Vierhaus, Zum Problem historischer Krisen, in K.-G. Faber – Chr. Meier, Historische Prozesse, Munich, 1978, p. 313 s.) et pratique de la « Krise ohne Alternative », la possibilité de conciliation – dans un cadre social et institutionnel ordonné et qui fonctionne – entre intérêts particuliers et intérêts généraux, la description du développement de « cercles vicieux » dans divers secteurs de la vie et de la structure politique romaine, la « politische Kapazität », c.-à-d. la capacité du système politique à répondre d’une façon appropriée aux processus en cours. Voir en particulier Meier, “Res publica amissa”, p. XLIII-LIII ; 201-205 ; 301-306.
  2. Le rapport entre réformes, définition d’un intérêt général et interférences des groupes privilégiés dans les processus décisionnels est un thème central des enquêtes de doctrine politique ; à ce propos, cf. D. Fisichella, L’altro poterecit. (n. 5), p. 82-83, 90-100.

Le thème a été traité en ouvrant une série de fenêtres sur des questions qui se recoupent : la diversification des acceptions du concept de méritocratie, la corruption, l’hypertrophie et le caractère quasi irréversible des concessions de privilèges, les réactions contre ces dernières, les raisons politiques et idéologiques de l’immobilisation du système

– une immobilisation, un immobilisme plein de tensions souterraines demeurées sans solution.

Ce sont des interventions publiques en apparence restrictives – par rapport à des pratiques sociales en vigueur, par rapport à des garanties trop facilement accordées – qui nous donnent bien souvent le témoignage de la croissance des immunités et privilèges : dans les textes juridiques de référence on trouve véritablement une variété spéciale de mécanismes dénoncés, de catégories ou d’individus ayant reçu des traitements de faveur. L’image selon laquelle cette composante restrictive de la législation n’aurait pas réussi à s’imposer (et cela, pas forcément pour les raisons indiquées par Paul Veyne), tandis que la composante “plus molle” aurait été incorporée, puis métabolisée et conservée, n’est pas, à mon avis, une image très déformée par la nature des sources.

Kelly insiste sur le fait que le développement de la bureaucratie post-dioclétienne a été une garantie d’augmentation de l’efficacité dans la gestion des diverses branches de la chose publique par rapport au Haut Empire, celui qui a été défini par Garnsey et Saller sous la formule lapidaire d’« Empire without bureaucracy ». En comparaison, l’octroi de bénéfices multiples était un moindre mal qui, assorti d’une dose de consensus, assurait « a continued willingness amongst participants to play »108. Cette position fournit une clef de lecture intéressante mais difficilement vérifiable. Elle semble en outre sous-estimer, même en limitant notre horizon aux personnels bureaucratiques de niveau moyen-élevé, les phénomènes d’inefficacité que, pourtant, les sources nous transmettent : lenteurs, illégalités suscitant la désapprobation des citoyens, vieillissement des structures administratives face aux changements sociaux, dysfonctionnements organisationnels, concurrence et conflictualité entre les charges, incapacité à réaliser les objectifs de gouvernement.

Concernant cette approche de Kelly, il me semble qu’à partir d’un certain moment le vrai problème ne soit pas de faire une comparaison entre techniques et résultats administratifs de phases historiques à ce point différentes. Le vrai problème est, probablement, de savoir s’il est admis de concevoir, pour un système bureaucratique désormais bien enraciné structurellement, des paramètres idéaux auxquels on puisse se référer pour le juger, pour le réformer.

Il serait alors possible de dégager l’existence d’une alternative théorique face à ce qui peut nous apparaître et qui parfois apparaissait (d’une façon significative) aux contemporains comme des perversions, comme des “déviances” de ce système.

108. Kelly, Emperors, cit. (n. 6), p. 182.

On pourrait alors évaluer (si ces mêmes paramètres idéaux peuvent être de quelque façon entrevus) quelle était la gravité des dégâts que le système provoquait en fonctionnant comme il faisait dans la réalité109 : par exemple, la déperdition du rendement administratif par rapport à ce qu’il aurait pu être.

À l’époque tardo-républicaine et haute-impériale existaient des situations semblables à celles auxquelles j’ai prêté attention ici. Mais ces situations, souvent, n’étaient rien d’autre que des scandales, qui n’avaient certainement pas d’effets comparables à ceux qu’on voit plus tard, ni sur le plan de la diffusion et des niveaux d’enracinement des pratiques, ni du point de vue de leurs conséquences sociales et institutionnelles110.

Pour l’Empire tardif, il convient d’insister sur certains éléments de contradiction en profondeur, entre politique, idéologie et besoins politico-administratifs. Prenons par exemple le secteur tributaire, sans oublier que le circuit reliant privilèges et taxation était, aux yeux des empereurs et des milieux dirigeants, absolument clair, et nous avons trouvé quelques déclarations en ce sens au cours de notre enquête. Les gouvernants, pour couvrir les dépenses budgétaires, avaient besoin de percevoir les impôts (rei publicae ordo tali consistere cernitur instituto, Cassiod. Var. XII 16)111. Comme nous l’avons montré, en particulier à la lumière de Nov. Val. 10, ils se rendaient compte, tout aussi bien, de la nécessité d’exploiter toutes les énergies vitales disponibles. Ils devaient justifier, rendre acceptables, leurs exigences, face à des citoyens chez qui le sentiment

  1. Pedersen, Public Professionalismcit. (n. 10), p. 29 s. (et notes) argumente l’efficacité et la fonctionnalité des activités administratives comme exigence présente à l’esprit des sources antiques. Le concept semble rendu en particulier par les termes utilis/chresimos ; dans nombre de cas par référence aux professions libérales.
  2. Liebs, Ämterkauf und Ämterpatronagecit. (n. 22), p. 168-169, parle d’« einzelne Skandalfälle » pour le Principat. Tons de scan-dale également dans HAHel. 6 ; Comm. 14, 6 ; Zos., IV, 28, 3-4 contre les marchandages systématiques de Théodose Ier, souverain qui, selon d’autres sources, majoritaires, a au contraire maintenu un comportement parfaitement correct dans ce domaine.

111. Cf. HAAl. Sev. 46, 5 ; Nov. Val. 27, 1. Les coûts d’entretien de l’armée, une armée aux effectifs considérablement augmentés dans l’Antiquité tardive, étaient depuis toujours la rubrique grevant le plus lourdement le budget : J. B. Campbell, The Emperor and the Roman Army, 31 BC-AD 235, Oxford, 1984, p. 161 s. ; une remarque rationnelle de Grégoire de Nazianze (« Les guerres sont les pères des impôts », polemoi dè phórôn patéres: Greg. Naz., Or. 19, 14) a été rappelée par Kelly, Corruption, p. 60 ; sur les dépenses militaires et le caractère indispensable des impôts, un autre texte explicite est Nov. Iust. 8, 10.2. Pour les aspects théoriques du rapport entre État et impôts : H. Wilke, Die Steuerungsfunktion des Staates aus system-theoretischer Sicht, in D. Grimm (éd.), Staatsaufgaben, Francfort, 1996 ; voir également note suivante.

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de défiance à l’égard des liens qui sclérosaient l’Empire, le sentiment d’être étranger et le désir de fuir (auprès des barbares, des communautés ecclésiastiques, à l’ombre des puissants, dans la rébellion) faisaient résolument leur chemin112. L’importance d’obtenir un large consensus est une donnée évidente pour la compréhension du fonctionnement du pouvoir politique113. Ainsi, tout bon souverain a toujours pressenti qu’il devait se montrer bienveillant et impartial envers tous ses sujets pour espérer un versement des impôts franc et régulier114. L’inauguration de nouvelles politiques de justice fiscale était demandée (non sans incohérences et rétractations) par la voix des intellectuels et réformateurs, qui exprimaient les instances les plus amples et majoritaires, y compris la voix de ceux à qui faisaient défaut les relations efficaces, les exclus.

Toutefois la balance penchait de l’autre côté. Même les empereurs les plus ouverts à des actions réformatrices résolues étaient habituellement privés de pouvoirs effectifs, et le bilan de leurs réalisations concrètes, quelle que soit l’approximation avec laquelle on peut le mesurer, dut être très réduit115. Un conflit entre objectifs et résultats116 découlait

  1. Comme on sait, un bon interprète de ces sentiments, typiques avant tout du contribuable normal, est le Salvien du de gubernatione Dei, par ex. IV, 24 ; V, 17 s. ; V, 30. Sur la fuite chez les barbares, voir aussi Priscus, frg. 8 ; barbares clementiores, également chez Sidon., Ep. V, 7, 1. Dénonciation de la fiscalité comme cause de difficultés pour les contribuables tant riches que pauvres : Amm., XXX, 5, 6 ; Salv., V, 30. Sur la vision contestataire de l’État comme prédateur, État dont les impôts constituent la “source de nourriture” primaire, voir M. Levi, Teoria dello stato predatore, Milan, 1997.
  2. C’est seulement quand cette condition est présente dans le contexte que même l’emploi de la coercition dans divers domaines est perçu comme légitime tout autant qu’utile à la collectivité ; sinon, à la longue, l’équilibre du rapport entre commandement et obéissance disparaît ; A. Costabile, Il potere politico, Rome, 2002, p. 18-20 ; 25.
  3. Point n’est besoin d’illustrer d’exemples le fait que la remise des impôts, si possible accompagnée d’une gestion avisée des ressources, était l’une des expressions typiques de cette bienveillance. Pour un passage référé à l’idéologie monarchique des souverains germaniques de religion chrétienne, voir Greg. Tur., HF III, 25 : « Ainsi confirmé dans son royaume, il [= Théodebert] se montra un grand (roi) et se distingua par sa bonté universelle. Il administrait, en effet, le royaume avec justice, vénérant les évêques, dotant les églises, secourant les pauvres et rendant à beaucoup des services avec une volonté pieuse et compatissante. Il remit dans sa clémence tous les tributs qui étaient versés à son fisc par les églises situées en Auvergne » (trad. R. Latouche).
  4. Un aperçu éloquent de leur faiblesse est offert par HAAurel.
  1. 43 : quatre ou cinq conseillers s’entendent pour tromper le prince et lui disent ce qu’il doit faire ; l’empereur ne connaît pas la vérité, ne sait que ce qu’on lui rapporte, etc. ; cf. aussi un passage de la métaphore de Mandrogéronte (le faux mage) dans le Querolus selon l’interprétation d’I. Lana, Analisi del Querolus, Turin, 1979,
  2. 110 : des deux catégories de potestates, celles qui comptent le

de ce qu’on récompensait par des immunités et privilèges ceux qui remplissaient leurs devoirs dans l’administration publique117. Envisager simplement de revoir le système des privilèges118,, procéder à des révocations (et tout aussi bien à des refus), qui constituaient même un signe d’autorité119,

plus sont les mineures, celles qui agissent par pouvoir délégué en disposant d’un pouvoir discrétionnaire très étendu [N.B.: Je m’en tiens ici à la datation traditionnelle du Querolus. J.-M. Carrié me signale qu’il a en cours une étude analysant les raisons pour lesquelles cette comédie ne peut pas dater des premières années du Ve siècle, cependant que certains détails de sa transmission textuelle plaident en faveur d’une composition dans l’Italie lombarde du VIIIesiècle.]

116. En italien : une “eterogenesi dei fini”, concept élaboré par

G. B. Vico, repris par Wilhelm Wundt.

  1. Millar, Empirecit. (n. 75), en parle comme de « novel means of reward for those in their service » (en particulier ceux qui exercent les « civil burdens », p. 94).
  2. Julien l’Apostat y réussit, dans une certaine mesure, mais durant le peu d’années de son règne et dans une phase où le phénomène ne s’était pas encore complètement enraciné ; mais cf. Barnes, Ammianuscit. (n. 11), p. 150-151, sur les difficultés que nous rencontrons pour comprendre la portée effective des réformes de Julien. Une épineuse question juridique concerne la validité des concessions quand disparaissait le chef de l’État qui les avait accordées : sur ce point, contre l’idée d’une interruption de la validité des droits et prérogatives spéciaux, qui pouvaient être confirmés sans toutefois avoir besoin d’être renouvelés, j’ai trouvé convaincant Orestano, Durata,cit. (n. 87).
  3. Refus et conditions minimales pour faire des concessions : un exemple dans Scarano – Ussani, Forme cit. (n. 77), p. 42 et

n. 44 ; p. 44, n. 51 ; p. 54, n. 92. CTh XV, 1, 5 (338 apr. J.-C.) est une constitution restrictive à l’égard des adversus fas elicitas inmunitates, de même que sont aussi fréquentes qu’incertaines dans leur application les lois qui déclarent nuls les effets de rescrits, documents officiels obtenus par la ruse, ou qui attaquent les usurpationes de locus social.

120. Une perspective analogue vaut pour l’activité juridictionnelle : l’empereur doit émettre des sentences sereines, et s’il donne raison à l’une des parties, il peut chercher à ménager l’autre d’une façon différente, cf. Eus., VC IV, 4. Sur la continuité entre le monarque hellénistique et le prince romain du point de vue de l’idéologie du bienfait, voir V. Scarano Ussani, Formecit. (n. 77), p. 25-26, où toutefois on simplifie excessivement, à mon avis, la complexité des motivations de ces beneficia Caesaris en les rapportant (et en le réduisant) d’une façon univoque au patronage universel du souverain. En général, la légitimité du pouvoir est une question terriblement épineuse et qu’on ne saurait, bien entendu, enfermer dans une recette simple. Quelques bonnes observations dans Portinaro, Statocit. (n. 5), p. 80 : « Paura, interesse, onore sono le molle che in ogni congiuntura storica vengono attivate per realizzare un comportamento conforme: attraverso il monopolio della coercizione lo Stato intimorisce; mediante le risorse a sua disposizione dispensa vantaggi materiali e onorabilità sociale […]. Ma il timore, l’interesse materiale, la considerazione sociale non bastano a garantire la stabilità del potere. Occorre un fattore ulteriore: la credenza nella sua legittimità intesa comme qualità peculiare, di carattere personale, del detentore del potere

les contraignait à tenir compte de la résistance d’individus et de lobbies puissants, de groupes de pression qui pouvaient coïncider avec des forces nécessaires à la survie même pénible du cadre de gouvernement, dilués dans la société mais très influents au sommet de l’État. Les plus hautes autorités s’adaptaient de temps en temps aux rapports de force, en négligeant les programmes à long terme. En outre, le privilège, à l’égal de la justice, était génétiquement associé au concept même de pouvoir monarchique et impérial, auquel il conférait légitimité et approbation120. De lui dépendait aussi, du reste, la construction et le respect de l’édifice hiérarchique121. Dans ce dernier cas intervenait encore la peur qu’en enlevant une poutre, après l’avoir mise ou trouvée en place, on ne risque de faire s’effondrer la charpente tout entière.

L’analyse qui vient d’être conduite révèle donc une série d’impulsions et de développements très contrastés, parfois insaisissables, dont une vérification conduite sur le long terme semble pourtant montrer qu’ils ont produit des répétitions cycliques des mêmes dysfonctionnements administratifs et essentiellement, une impasse des remèdes. Elle a mis en lumière une participation prévisible de toutes les couches sociales moyennes et hautes, sans antagonismes entre des fonctions de matrice différente. À cet égard, l’emploi, tout particulièrement, du terme “bureaucrates” peut être déroutant si on l’applique d’une façon schématique (et avec toute sa capacité évocatrice) aux plus hauts ministères de cour, aux comites financiers, aux magistri, aux quaestores. Ceux-ci, avec l’évolution du système des carrières sénatoriales, provenaient plus d’une fois (je pense ici surtout à l’Occidentàpartirdeladeuxièmemoitiédu IVe siècle)d’une aristocratie relativement antique, ou bien étaient, sinon, des représentants de ces milieux qui contribuèrent à former par leurs apports diversifiés la composition et l’autoreprésentation du premier ordo122.

oppure comme validità d’un ordinamento impersonale ». Types weberiens de légitimité : une brève synthèse dans J.-M. Denquin, Science politique, cit. (n. 5), p. 141-147.

  1. Pour un exemple de tension entre nécessités pratiques, exigeant des solutions d’urgence, et maintien des prérogatives des officiales, voir CTh VI, 35, 6. Importance des échelles hiérarchiques pour la transmission des commandements, par ex. Page, Burocrazia, cit. (n. 3), p. 50-51.
  2. Une osmose mesurable dans bon nombre de cas. Je me limite à citer un unique exemple, celui de Mamertin – intellectuel de bonne famille, quoique peu probablement sénatoriale –, devenu comes sacrarum largitionum, puis préfet du prétoire et consul, qui se considéra comme bonus senator (Pan. Lat. 11, 3). De même, dans les années 425-450, il y a des moments où les grands ministres financiers représentent des objectifs et des positions politiques plus proches de l’aristocratie latifondiaire que ne le fait une charge à la physionomie précédemment sénatoriale comme la préfecture du prétoire.

C’est plutôt pour les niveaux intermédiaires et inférieurs du fonctionnariat palatin et pour les officiales provinciaux (ces derniers en particulier étant responsables même collectivement d’éventuelles erreurs et malversations)123, que l’emploi du terme “bureaucrates” a une plus grande affinité et possibilité de rapprochement avec l’acception moderne124.

AnTard, 13, 2005

Les intérêts et l’ethos de la bureaucratie ainsi comprise pouvaient quand même trouver des supporters, même pour le genre de questions que je viens d’aborder, auprès de représentants éminents de l’ordre clarissime125.

Università degli Studi di Firenze

  1. Kl. Rosen, Iudex und Officium. Kollektivstrafe, Kontrolle und Effizienz in der spätantiken Provinzialverwaltung, in Ancient Society, 21, 1990, p. 273-292, en particulier 284-286 et passim.
  2. Ce sont eux qui chartas agunt, comme les définit l’auteur du Querolus sive Aulularia (p. 18 Peiper) [voir toutefois n. 115]. Cf. Not. Dign., Occ. 12, 37 ; Or. 13, 34 ; 14, 14. Cf. Lyd., Mag. II,

2. Rappelons d’autre part que les officiales des gouverneurs provinciaux pouvaient provenir de milieux curiales : même s’il est probable qu’ils pouvaient rester employés de nombreuses années durant, en tant que curiales on a quelque difficulté à les définir comme “bureaucrates”. Pour la bureaucratie en général : Moe, Politics, cit. (n. 72) ; voir également supra, n. 33.

125. Une fois de plus, ce sont les recommandations symmaquiennes en faveur d’employés et fonctionnaires d’État de divers niveaux qui en portent témoignage : Symm., Ep. I, 104 ; VII, 34 ; IX, 1 ; IX, 16.

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Manuscripts of the Illiad project

Posted by late4antiquity on August 30, 2008

I just got word through Rogue Classicism that Harvard is initiating a project entitled ‘the first 1000 years of Greek’ – yes, I know a bit early for late-antiquity, but not really in that most of our manuscripts begin to emerge in the late antique era. This was part of a feature that I am most interested in concerning late antiquity – the urge to codify.

Roman law, Jewish Law, cookbooks, grammatical treatises – all were part of a larger movement of the late antiquity world – a world that began to reflect on what it had accomplished thus far.

Anyway check out the project: http://chs.harvard.edu/chs/chs_home

KM

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Codex Sinaiticus

Posted by late4antiquity on August 25, 2008

The Codex Sinaiticus is the first manuscript we have that covers the entire New Testaments. Unfortunately, the codex isn’t found en masse – but there is an interesting project that scholars are taking up which attempts to get the whole thing online!

I actually got to see parts of its whilst I was in England over the summer. It was fascinating to see the very legible print – as opposed to that difficult Gothic script of the Middle Ages – while I was there. 

The project is headed by the larger collaboration called the Digital Classicist:

Digital Classicist

The Codex Sinaiticus Project is an international collaboration to reunite the entire manuscript in digital form—text, high quality images, and metadata—and make it accessible to a global audience for the first time. Drawing on the expertise of leading scholars, conservators, and curators, the Project gives everyone the opportunity to connect directly with this famous artefact. This seminar will present the concept behind the digital edition of this manuscript.

 

Check it out!

KM

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Vesuvius, Allen Ginsberg, Orality, and our windows into the ancient world

Posted by late4antiquity on August 24, 2008

Today is the anniversary of the eruption of Mt. Vesuvius – perhaps anniversary isn’t the most appropriate title I understand (who exactly is still married?) – but I wanted to write a bit on my thoughts about how we interpret the ancient world with regards to textual sources as compared to the wealth of resources (!) that Vesuvius has given us.

I had downloaded a few version’s of Allen Ginsberg’s America last week, and upon listening to them, I was struck by something marvelous. Stay with me here. In short, I have two completely different recordings of Ginsberg reading his infamous “America” – yet the two readings couldn’t be more different – specifically in regard to the ORALITY of the text.

What’s I’m trying to say here – is that in one reading Ginsberg is almost laughing as he reads it – as the audience laughs with him. The other is a recording, spoken in a solemn and authorial voice, with morose piano music played by Tom Waits as accompaniment in the background. 

What’s the make of this? As a historian I am always concerned about what an author is trying to say – so when we read the course, it’s interesting to consider the tone that an author is trying to use. Of course, I’m talking specifically about textual sources – and what’s more – is a very specific type of source. Because I wouldn’t go so far as to say that the New Testament for example, would have been voiced in a farcical kind of tone. But consider narratives; those authors who write long prose about a certain topic. I think we must ask ourselves whether the author’s intent is something that we can effectively ascertain.

Again, this of course wouldn’t mean much for the archaeological findings found at Vesuvius. And I think, that in terms of textual to archaeological sources, that the latter are a much more concrete (igneous rock perhaps – jeez!) kinds of source.

 

Just some food for thought.

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Hello world!

Posted by late4antiquity on August 24, 2008

Welcome to WordPress.com. This is your first post. Edit or delete it and start blogging!

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Roland was a warrior

Posted by late4antiquity on August 15, 2008

Today, we remember our fallen heroes….our soldiers fighting in Iraq you ask? Well them too! But also the Frankish duc (I believe that would have been his title) Roland who lost to the evil Basques (sarcasm here ppl!) at the Battle of Roncevaux Pass – which is a little corridor between France and Spain.

While Roland did lose there – the battle is of course HUGELY important – for the way in which we receive the narrative lies in one of the first examples of chanson de geste – which is kind *the* most “medieval” account in my opinion of the era's literature. I find it personally fascinating – chanson de geste – basically translates to song of deeds – much like the roman Res Gestae – and here we see the continuity (of which I am a big fan as opposed to its Lex Luther [read: interruption] of the ancient to the medieval period.

Not that I would argue that in 778 represents the late antique world. Quite on the contrary, as by 778 the power center had most certainly shifted to the european amphitheatre.

Jeez – I must sound like a historian. These are just some thoughts – ramblings really and are subject to change at any moment…but the problem lies in something that I've written about before on this blog – and that's the idea of medieval history, roman history, mediterranean history, “FRENCH” history – whatever you fancy – it's really no more than a categorization. It's as if when you think of Roman history youre actually thinking of an 'object'. something that you can place into a nice box and prod, shine, drool, adore (insert fav. verb) to it. But history, as much as we want it to be does not fit nicely, as we would have it, unfortunately.

Still, three cheers for Roland…reminds me of Warren Zevon's “Roland the Headless Thompson Gunner”

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Iuscivile

Posted by late4antiquity on August 9, 2008

Roman law, is in my mind, the most important area of inquiry to study when approaching, not only the late empire, but our modern day society. I have heard that the EU is attempting to make its system of laws more transparent, and of course are turning to codes which are of themselves basically late roman codes of law with slight emendations – no persecutions, and women are now citizens, I believe.

I would bet that they (EU) are trying to base it upon german civil code? I say this because zee Germans' law was developed by none other than Theodor Mommsen, who, in being trained as a Roman jurist in his gymnasium, was called upon to set up the modern system of laws for Germany – when was this 1848? A bit later? I think 1848 was the publication year of the Communist Manifesto? The Origin of Species is 1868 – wow really need to review my 19th century.

In any case, Germany's law is, as I understand it, very much based upon the codices of late antiquity. And of course, then there is T. Honore, who was called upon to formulate South African law as it stands now – very much based upon Roman law as well.

if your're interested in these kinds of ideas – and there are people out there (I swear!) who are – then check out http://www.iuscivile.com – it's your hub for all things roman law.

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It's never too late for antiquity!

Posted by late4antiquity on August 7, 2008

There's always room for jell-o – Bill Murray, Ghostbusters

And there's always room for antiquity no matter how late. That is what I have been telling my students lately. Got to keep at it – it's too easy to nod off and call the Middle Ages (which as of late I have begun to consider an entirely bogus term itself – not that I'm a revisionist historian type who would claim that the Middle Ages never happened – but rather that the idea of a “Middle” – like the Middle Ages as an interim period in history where we all had to wait for things to get back up to speed – that is bogus.)

And of course when you use a term like the Middle Ages – 99/100 times you use it to describe European history – and again, not that I think the term should apply to say South American cultures, but rather – do we want to use that term to describe Arabic culture? You say Middle Ages and I shall respond – “for whom?”

I really have been quite busy lately. Getting all of these applications together – for the Gates-Cambridge Scholarship amongst others. Then there is the whole THESIS thing – but that's OK I am a troop. I think it's the teaching that has been wearing me down – which it isn't – but teaching does require a bit more preparation than you might think – especially when you give a good hoot n' holler about the kids. It's like your their coach – but of the most precious muscle of all – the venerable brain!

Below – for the second time – is a link to Dr. Dorothy King's blog – she's like a 21st century “Indianae” Jones

http://phdiva.blogspot.com/

Ok…I am tired but – Salvete!

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There's a Worm in my Apple….

Posted by late4antiquity on August 5, 2008

Am sorry about not blogging regularly – my macbook is on the fritz. Technology is a wonderful thing when it works.

Well – perhaps to do things as they were done in the old days – by hand!

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Visit to the MET

Posted by late4antiquity on July 26, 2008

I went to the Met yesterday to see the Greco-Roman galleries that haven't been open to the public in sometime; I remember visiting the Met for a Humanities class in high-school and although we did see the infamous “Old woman”, I was surprised that there seemed to be a big gap between the Egyptian galleries and then the “Middle Ages” – whatever that means.

The galleries are wonderful. Brightly lit, more so than most museums that I've perused. Some pictures for you:

Why, Hello Hadrian!

Some 3rd-century (credo) figures – see what I mean about the lighting?

And I would be remiss not to include the man with the plan of Late Antiquity:

It is a bust of Constantine, and a bit larger than the photo suggests. I had to raise my arms just to get on the same plane with the emperor.

It was also a marvelous day for New York. Sunny, no humidity with a high chance of learning more and more about this wonderful age to study.

You can view some of the highlights from my trip online at this link:

http://gallery.me.com/ktmallon82#100052

Salvete!

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